par Pierre Parlant
Dans un article publié dans le Corriere della sera, le 8 octobre 1975 soit quelques semaines avant d’être assassiné, Pasolini écrivait : « Accatone peut être regardé, entre autres, expérimentalement, comme l’échantillon d’un mode de vie, c’est-à-dire d’une culture. Vu de cette manière, il peut constituer un phénomène intéressant pour un chercheur ; mais c’est un phénomène tragique pour quelqu’un qu’il concerne directement – par exemple pour moi, qui en suis l’auteur ».1
Accatone, le premier film tourné par Pasolini en 1961, est assurément un des plus grands, sinon même celui qui aura permis à son auteur de commencer à « filmer en peintre », ce qui, chez lui, peut équivaloir à l’acte de faire, comme il le dira lui-même en 1965, un « cinéma de poésie ». En publiant la première traduction française du livre-film Accatone, les Éditions Macula nous permettent d’en mesurer toute l’importance et d’en approcher quelques enjeux. Voici donc deux volumes magnifiques. Le premier rassemble le scénario du film accompagné de textes de Pasolini, le tout assorti d’une préface de Carlo Levi et de 58 photographies. Le second propose un ensemble d’articles, une documentation passionnante réunissant des critiques de l’époque de la sortie du film en France ainsi que des illustrations où se mêlent photogrammes, photographies de repérage, de plateau et dessins de Pasolini.
Carlo Levi, dans sa préface, voit le monde d’Accatone comme « antérieur au langage ». C’est le « monde des borgate, qui campe aux abords de la ville, dans l’éternelle attente d’y entrer, refoulé dans les limbes par les choses, leur violence et leur offense, refoulé aussi par lui-même, par son extrême faiblesse, antérieure et extérieure aux drames de la liberté ». Un monde frappé par une forme de paradoxale aphasie, de désœuvrement mais aussi de « rage », peuplé de sous-prolétaires, de petits voyous qui manifestent la vitalité – une vitalité désespérée, pour reprendre le titre d’une des plus belles sections de Poésie en forme de rose2– de ceux qui demeurent sur le seuil de l’acte libre et des choix d’existence authentique. Tout pourrait nous rendre ces êtres détestables et pourtant « nous sommes avec eux ». C’est que leurs visages, leurs attitudes, leurs façons de se mouvoir et de parler font écho en nous à toute une théorie de personnages tels que la peinture en a formé les figures éternelles. L’article de Francesco Galuzzi rappelle à cet égard combien compta la rencontre avec Roberto Longhi et Gianfranco Contini dont le poète suivit les cours d’histoire de l’art à l’université de Bologne. Il leur doit la découverte de Giotto et Masaccio. Et on ne peut qu’être frappé par cette proximité sidérante entre Adam et Ève chassés du paradis et le visage d’Accatone tel qu’on le voit, défait et accablé, après la bagarre qui l’a opposé à la famille de sa femme. Le tragique évoqué par Pasolini en 1975 procède de sa lucidité : le capitalisme contraint l’Italie à se régler sur le modèle d’existence d’une bourgeoisie arrogante et « raciste », tandis qu’un sous-prolétariat se trouve condamné à la survie, quasiment mort d’être venu au monde. Le bel article d’Hervé Joubert-Laurencin énonce alors une hypothèse : Accatone est un film d’outre-tombe, un film où la mort marche parmi les vivants. À preuve sa fin dramatique. Accatone est à terre, il va mourir. « Mo’ sto bene »3, ces mots énigmatiques sont les derniers qu’il prononce.
En examinant ce qui se « passait dans l’âme d’un sous-prolétaire de la banlieue romaine », Pasolini avait reconnu « tous les maux ancestraux (et tout le bien ancestral, innocent, de la vie pure) [...] Voilà pourquoi (Accatone) rêve qu’il meurt et qu’il va au Paradis. Voilà pourquoi seule la mort peut “fixer” son acte pâle et confus de rédemption ». Dès le début du film, alors qu’il s’apprêtait à plonger dans le Tibre depuis le Pont des Anges, le jeune homme traçait comme par anticipation, pour lui autant que pour nous, le contour de son destin.
Textes de H. Joubert-Laurencin, Ph.-A. Michaud,
F. Galluzzi, Ch. Caujolle et P. P. Pasolini
Éditions Macula
176 p.
1. « Mon Accatone à la télévision après le génocide », in Lettres luthériennes, trad. Anne Rochi Pullberg, Paris, Points Le Seuil, p. 179.
2. Pasolini, Poésie en forme de rose, in Poésies 1953-1964, édition bilingue, trad. José Guidi, Gallimard.
3. « Maintenant, je me sens bien ». Joubert-Laurencin met en rapport cette parole avec les propos d’une morte qu’on trouve dans la dernière version de Romancerillo.