Michèle Cohen-Halimi / Francis Cohen : Le Cas Trawny, à propos des « cahiers noirs » de Heidegger

 
par Anne Malaprade

Dans ce cas on peut entendre beaucoup d’aventures, d’accidents, de conjonctures. Des occasions de se taire ou au contraire de parler ouvert qui n’ont pas été saisies, qui ont été fuies ou écartées. Derrière ce cas également, la manifestation d’un problème ou d’une maladie chez une personne – chez plusieurs sans aucun doute. Quoi qu’il en soit, ces philosophes- – Heidegger, Trawny – sont vraiment des « cas ». Ils alimentent, nourrissent, ravivent le symptôme et la source d’une pathologie : l’antisémitisme.
En octobre 2014, Michèle Cohen-Halimi et Francis Cohen publient dans Le Monde (rubrique « Idées ») un article intitulé « Le déni persistant de l’antisémitisme d’Heidegger ». Ils rappellent que Heidegger lui-même avait programmé la publication de ses Cahiers comme le point terminal parachevant son œuvre complète : la fin du chemin que constitue sa pensée. Or Jean-Luc Nancy refuserait de considérer ces Cahiers comme faisant effectivement partie de ce voyage philosophique. De plus, il déshistoriciserait l’antisémitisme de Heidegger au point de le diluer dans un antisémitisme occidental. Cet antisémitisme de Heidegger serait donc présenté par Heidegger lui-même et perçu par un certain nombre de ses lecteurs eux-mêmes philosophes comme une « menace » pesant sur la pensée du destin de l’Occident, qui finalement révèle, pour nos auteurs, un déni (Heidegger), voire un sur-déni (Jean-Luc Nancy).
Cette lecture, donc, qui soustrait (consciemment ou non ?) en l’exhibant ce qu’elle veut fondamentalement cacher – l’antisémitisme de Heidegger – caractérise le projet de Peter Trawny, l’universitaire allemand qui, en 2014, édita les Cahiers noirs en question, et ce sous la gouverne des ayants droit, Hermann et Arnulf Heidegger. Le Cas Trawny s’ouvre sur la reprise d’un dialogue entre le chevalier Auguste Dupin (j’avais écrit le poète Jacques Dupin !) et le préfet de police M. G. de la nouvelle d’Edgar Poe La Lettre volée. Il est encore question de lettre « volée », tout au moins de lettre « détournée » – « the purloined letter ». Mais, ainsi que le montra Lacan, toute lettre arrive finalement à ses destinataires, à qui il revient d’évaluer et de réévaluer la teneur du message transmis : les propos tenus dans les Cahiers noirs en l’occurrence, sont d’autant plus minorés par certains qu’ils paraissent enfin livrés à tous. C’est en exhibant qu’on soustrait, en montrant qu’on atténue, en rendant visible qu’on recouvre d’invisible. C’est justement parce que l’antisémitisme de Heidegger s’inscrit dans un champ historique précis qu’il est dilué par des lectures qui en font un trait historial. Le livre de Michèle Cohen-Halimi et de Francis Cohen mène ainsi une enquête philosophique qui s’inscrit dans l’Histoire, celle des années trente en Allemagne, mais aussi celle de notre présent, tant allemand que français. L’ouvrage explique le dispositif de « la lettre volée », puis rappelle qu’Adorno avait déjà pointé dans ses Minima moralia cet « asthme intellectuel » dont souffrait Heidegger (avec pour symptôme cette différence qu’il institue entre « Geschichte » et « Historie ») et dont souffre aujourd’hui Peter Trawny. L’universitaire exhibe un soi-disant chevaleresque courage d’éditeur au service malheureux d’une re-sémantarisation de l’antisémitisme heideggerien désormais qualifié d’« historial ». Extrêmement attentif aux glissements de sens, cette enquête décrypte les choix de traduction des titres des livres de Peter Trawny qui, passant le Rhin, cherchent à se concilier un lectorat français. Elle pointe la dénégation que Trawny met en œuvre dans son commentaire de Heidegger : faire de son antisémitisme un moment de l’Histoire de l’Être pour innocenter, excuser et flouter son rapport circonscrit au nazisme. Par exemple, si Peter Trawny convoque à propos de l’antisémitisme de Heidegger le terme d’« errance », c’est pour l’inscrire dans une haine des Juifs anhistorique : ce système philosophique fonctionnerait comme une histoire sans sujet ni pourquoi, un monde dans lequel l’antisémitisme ne s’incarne pas dans des antisémites. Un monde pourtant bien inquiétant : dans quelle mesure cette « éclaircie » tant attendue en passe par l’errance antisémite, qui fut en l’occurrence l’occasion d’une série de passages à l’acte effroyables ? Enfin, Peter Trawny choisit de se déclarer lui-même antisémite pour soustraire d’autant plus miraculeusement celui de l’auteur des Cahiers. Michèle Cohen-Halimi et Francis Cohen reviennent ainsi sur cette provocation – « L’antisémitisme s’avère résistant. Croire que l’antisémitisme, c’est les autres est un faux-fuyant. Ce que l’antisémite est, c’est ‘moi’ » – exhibée dans La Liberté d’errer, avec Heidegger. L’entreprise vise finalement à désincarner et neutraliser toute une série de termes et d’expressions afin d’en faire des philosophèmes acceptables. Dans ce langage philosophique insensé des expressions telles que « l’extermination des Juifs d’Europe », « antisémite », « Auschwitz », « mythe d’Auschwitz », « le judéo-bolchévique », « extase des flammes et de l’anéantissement » deviennent audibles et admissibles. La langue de l’historialité sensure, au sens que Bernard Noël donne de ce terme, des vocables dont la charge atroce, les visées pragmatiques et les effets performatifs sont intégralement refoulés.
Pourtant l’Histoire et le réel résistent à ce processus de voilement ô combien pervers. Et l’impératif premier de la philosophie consiste sans doute à dévoiler l’erreur plutôt que narrer l’errance, à réintroduire la nécessité de la responsabilité morale, à rechercher les traces et les témoignages des victimes plutôt que de défendre des responsables irresponsables. La voix portée par les Cahiers noirs n’a ni la force, ni la fragilité, ni l’humanité de celle de Hölderlin, de Celan ou de Levinas – et ce même si Peter Trawny a tenté des les imbriquer et de les mêler les unes aux autres dans des montages citationnels également ambigus. Certains philosophes (certains poètes ?) veulent donner un sens non pas plus pur, mais plus historial, aux mots de la tribu. D’autres, tels Theodor W. Adorno, Jean-Pierre Faye ou Emmanuel Faye, rappellent qu’on ne joue pas impunément avec le sens des mots. Notre Histoire ne se situe ni se joue au-delà de notre histoire, et elle se vit, se pense, se fait, se comprend, s’articule avec des mots qui sont toujours reliés aux hommes et à leurs engagements, aux choses, aux actes et aux valeurs. Le « noir mélange » dont parlait Mallarmé dans son Tombeau d’Edgar Poe est celui qu’on retrouve dans ces Cahiers noirs eux-mêmes présentés par le discours si complaisant de Peter Trawny.



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Sens et Tonka
48 p., 7, 50 €
couverture