par Yves Boudier
Voici un numéro biface d’une grande élégance graphique, tant pour la lisibilité des textes que pour la reproduction des photographies, doublement dévolu à un peintre et un poète, tous deux artistes et penseurs d’importance : Max Charvolen et Jean-Patrice Courtois se partagent exactement ce beau volume dont la renverse nécessaire de l’objet sous la main pour passer de l’un à l’autre marque la rigueur et une forme de cloisonnement des approches. À nous lecteurs, éventuellement, de créer des liens démentant ce partage physique.
Commençons par les pages du n° 29 qui nous offrent en ouverture un texte d’Hervé Castanet, P. et P., entendez poésie et psychanalyse, au sens où Lacan accueillait la poésie comme « création d’un sujet assumant un nouvel ordre de relation symbolique au monde », qui réalise « ce tour de force de faire qu’un sens soit absent ». Ce texte inspiré et celui qui suit de Jean-Luc Nancy (Sexistence), contiennent implicitement les ferments d’une réflexion qui gouverne à la fois le cahier Max Charvolen et le cahier du n° 30 consacré à Jean-Patrice Courtois. En effet, au-delà des questions récurrentes que posent des concepts fondateurs tels ceux de désir, de manque ou de répétition pour le champ analytique, et ceux d’énonciation, de pronominalisation, de dissolution de la parole liée à l’occurrence de l’événement dans l’écriture du poème (auxquels on me permettra d’ajouter les notions de dépassement, d’intégration, chez le peintre en particulier, dans un geste de mutation, de la représentation du réel et de l’histoire qu’il emporte), la quasi-totalité des études critiques proposées ici articule ces notions et en précise à chaque fois par l’exemple les contours en actes. Ainsi, Jacques Beauffet (n° 29) revient-il sur la postérité dans le domaine de l’art des acquis duchampiens pour montrer comment et en quoi Charvolen redéfinit le caractère autoréférentiel de l’objet en proposant de dépasser le matérialisme du matériau au profit d’une ouverture sur la matérialité historique qui donne à relire autrement les empreintes, les templates dont ses œuvres à la fois sont l’issue et le témoignage. Sans théoriser un déficit ou un effacement de l’artiste, Max Charvolen s’inscrit dans une dialectique qui tente d’unir les limites physiques du corps propre du peintre et les apports du passé épigraphique aussi bien que ceux que permettent de nos jours les logiciels informatiques. Les illustrations nombreuses, les Bribes manuscrites, comme les variations sur les contrats d’affranchissement des esclaves gravées sur le temple de Delphes, dont l’artiste s’empare pour les reproduire sur une sculpture du « Trésor des Marseillais », tout concourt dans ce bel ensemble de cinq contributions (R. Monticelli, J. Beauffet, D. Gay, B. Roussel, R. Lozi) à instruire, commenter et rendre proche de nous un travail pictural exemplaire.
Questions à Jean-Patrice Courtois, de Pierre-Yves Soucy, ouvre le cahier du n° 30. Il se clôt avec un entretien que le poète accorde, au débuché, à ses étudiants : Causerie au coin du feu, dans lequel reviennent les plantes et les figures animales, en particulier le kangourou associé au Hic Rhodus, hic salta, que J.-P.C. traduit je fais des sauts, donc je pense. Un saut dans le vide du sens, pour couper « dans l’épaisseur de la langue ordinaire » et prendre le risque non pas d’un « déni de l’expressivité du poétique » mais d’une volonté de la transformer en langage sans la restreindre à un « devenir poétique » qu’il refuse. Cette mutation dans l’espace du poème est au centre des livres de J.-P.C. La poésie pour lui n’est pas philosophie, système encore moins. « Elle tient à l’hétérogène multiplié par les pensées sur les matières, les énoncés, les vues et les sons, l’évaluatif et le neutre. » Ce congé donné à la métaphysique, comme le souligne Martin Rueff (Les hypotyposes courtoises : regards paroles espaces – ébauches pour une étude de la « désistance ») ouvre la voie à l’ouverture de la parole par les poèmes, par une reprise à la fois de l’espace et de la parole elle-même. Car, si c’est « moins l’archive de l’énoncé qui fait poème que l’énonciation qui fait poésie » (M. Rueff), le texte prend sens de par la relation qu’il noue avec l’acte de parole qui le détermine. Et en cela, chaque livre de J.-P.C., créant un espace spécifique, en décline les possibles, sans emphase, avec l’exactitude d’un entomologiste qui n’oublie pas que le sommeil le guette qui « désancre » le je, que « le dormeur ne s’appartient pas », car il est soumis à l’inchoatif de la « langue des gestes ».
Autour de ce cœur réflexif, Emmanuel Laugier (Puissance du négatif. Une lecture de d’arbre et d’œil) s’interroge sur la filiation cartésienne d’un tel livre qui incite à une relecture de Merleau-Ponty sur la non coïncidence du voyant et du visible. Arno Bertina (En langage de torrent) dans un texte chaleureux, revient lui sur les « subtiles ruses du réel que sont les catégories grammaticales » et plus largement encore toute catégorie : « La prose narrative envoie toujours ses phrases au bureau des validations quand le poème fore des murs et enfonce des portes condamnées ». Le choix est, on le voit, pensé et assumé.
Les études et commentaires d’O.-R. Veillon, L. Feneyrou, V. Martinez, C. Anwandter, A.-E. Halpern, C. Flécheux ainsi que le poème de François Rannou (Frédéric et la chouette) questionnent d’autres aspects forts de l’œuvre de J.-P. Courtois et prennent le risque d’ « expérimentations non minces glissées cadrées au sein du vivant à petits pas moléculaires discrets », pour reprendre les mots mêmes du poète (Théorème de la nature, extraits).
Et il convient de ne pas refermer ce riche volume sans lire attentivement, en ouverture du n° 29, deux poèmes remarquables. Le premier, C’est, de Claude Minière : « La beauté que nous avons aimée / seule la beauté peut nous sauver / un instant la phrase est parfaite / sans oubli je n’y touche plus ».
Le second, paradoxalement tout aussi proche de nous, est la traduction du Chant V – deuxième cercle : les luxurieux, de L’Enfer de Dante par Danièle Robert. L’histoire tragique de Paolo et Francesca, l’une des plus célèbres de la Commedia, est ici restituée dans l’attachement à une métrique liée à l’entrelacs des trois rimes qui constituent la strophe appelée terzina, forme inséparable du sens du poème. Ce bref extrait pour en juger :
« Amour, qui d’aimer à son tour ne s’offense,
me prit pour sa beauté tellement fort
que comme tu le vois toujours j’y pense.
Amour nous a conduit à même mort.
Caina attend celui qui prit nos vies. »
Voici les mots qui nous parvinrent alors.