Titos Patrikios : Sur la barricade du temps

 
par Christian Travaux

Depuis Yannis Ristos, je n’avais pas senti décharge aussi forte de poésie. Senti, éprouvé, dans chaque vers, chaque phrase, la douleur de vivre, de porter avec soi des morts, beaucoup de morts, une histoire, toute l’histoire d’un pays incarné en soi, et dont on ne peut se défaire. Et ressenti, avec tant de lucidité, tant d’acuité, ce que peut être la poésie.
Patrikios commence l’écriture à 15 ans, en 1943, en pleine guerre, dans cette guerre où les grecs ont su se montrer héroïques, libres, souverains. Et où ils ont dû payer cher cette audace de s’affirmer indifférents face aux tyrans : arrestations, meurtres, déportations. Patrikios fut de ceux-là. Makronissos. Aï-Strati, pendant trois ans. Îles-prisons où l’on souffre, l’on meurt lentement, où l’on torture abondamment. Puis l’errance, l’exil, la tristesse de voir tout son pays livré aux appétits des colonels ou comme, aujourd’hui, aux décrets du Parlement Européen.
Durant ce temps, il a transporté avec lui ce pays, cette maison de mots :

Pour tout dire sur une maison
il faut en construire une plus grande encore avec des mots
(…)
De toutes les choses que j’ai vécues là-bas, j’en omets certaines
d’autres m’échappent, ou bien comme tous les écrivains
je les découvre au moment même où j’écris.
1

Sa poésie esquisse ainsi l’histoire, toute l’histoire de la Grèce à travers son histoire à lui. Fait dialoguer les morts, les cadavres qu’on enjambe, avec les vivants d’aujourd’hui. Dessine le camp d’Aï-Strati, y fait entendre des morceaux de conversation, des mots perçus à l’époque, qui le hantent encore. Revoit la boue, les cigarettes laissées allumées dans la nuit, une jambe coupée encore chaussée d’un godillot, des scènes de guerre. Mais elle fait entendre, au-delà, une voix faite dans les combats, la voix collective d’un « nous » derrière qui le poète s’abrite, ou se dérobe, la Grèce, la Grèce à qui il parle, qu’il tutoie, console, réconforte. Fait voir la peur, dans les yeux, le sommeil, partout. La peur, partout.
Et sait dire combien sa parole, ses mots – ou « nos mots », écrit-il –, la vérité en a besoin pour survivre, pour ne pas s’éteindre, s’entendre au loin.
Sur la Barricade du temps est aussi une anthologie qui réunit jusqu’aux poèmes les plus récents, les plus nouveaux. Écrits en juillet 2009, en 2010. Le poète a 80 ans. Et ce sont, sans doute, les plus beaux, les plus poignants. Patrikios n’a plus à vivre que peu de jours, que peu d’années, pense-t-il. Aussi écrit-il sans se soucier de plaire ou non, d’être poète. Il se livre enfin tout entier, et dit le souvenir de chez lui, enfant, dans la Grèce de la guerre, mais aussi le désir d’une femme, d’un corps de femme, dont il loue – comme dans un blason – chaque pouce, chaque parcelle, chaque endroit. Il dit encore, en une longue litanie superbe, ce que doit être, ce qu’est pour lui, ce qui suscite la poésie. Et chaque vers, en son aveu, est désarmant.
Il est des livres de poésie qui, aujourd’hui, tombent des mains, tant infatués ils peuvent être de leur petite importance. Il en est d’autres, comme celui de Patrikios, qui ne sont rien d’autre que l’aveu d’un homme et d’une histoire avec l’histoire de son pays. Ce sont ceux-là que je voudrais à mon chevet, quand j’aurais décidé un jour de ne garder que quelques livres, près de moi, quand viendra peut-être l’âge où l’on s’approche de sa fin. Où tout s’éteint.




Share on FacebookTweet about this on TwitterPin on PinterestShare on TumblrEmail this to someone
Anthologie bilingue
Traduction du grec et choix de poèmes par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis
Le Temps des Cerises
« Vivre en poésie »
360 p., 17,00 €
couverture

1. « La Maison », sections I et V, p.287 et 297.