Rachida Madani : Ce qui aurait pu demeurer silence

 
par Christian Travaux

Que se passe-t-il entre la volonté d’écrire et le geste de l’écriture, entre le stylo et la page ? Des mots paraissent, signes noirs, mouches tremblantes, incertains de leur devenir, et qui bougent, et qui remuent, s’extirpent de leur gangue de terre, et voient d’autres signes venir, s’animer et bouger encore dans l’espace de la page blanche. Puis s’arrêter. Écouter. Et guetter peut-être, inquiets du sens qui veut venir. Recommencer.
C’est cette aventure singulière, que connaît celui qui écrit, que tente Rachida Madani. Ce qui aurait pu demeurer silence est un livre, ainsi, sur le livre, un livre de mots sur les mots, scrutant la page. Livre tressé d’incertitudes, de désirs, de gestes d’ombre arrêtés devant le langage. Livre sans autre réalité que des mots questionnant les mots. L’écrit qui vient sur la page reste à venir toujours, le poème en suspens, interrogé comme à écrire, s’écrivant pourtant sous nos yeux. Le texte à faire, se faisant, dans cette tension.
Le rêve d’un livre. L’écriture. L’informulé sur le terrain miné des mots (comme elle dit) entre l’infini retentissant et l’inconnu que l’on porte en soi, qu’on ignore. Car Madani cherche les mots qui diront les mots qui viendront, écrit qu’elle écrit un poème, fait ce voyage périlleux du langage aux pages qu’on prend, qu’on saisit, qu’on parcourt, quand – à écrire, à l’ouverture du langage – soudain, la page se fait plus grande, se fait plus ample, mer immense, vaste océan.
Rien à lire, sinon ici les effluves d’un poème à naître, les mots, le silence, l’écrit qu’elle écoute, qu’elle laisse faire, se contentant de regarder et de rapporter ce qui vient. Rien de vrai, ici, n’est donc dit – écrit-elle – sauf l’impuissance, la peur de dire se disant.
Mais, pourtant, dans cette quête, des images paraissent et passent : fleurs de jonquilles, champs de blé, ou gazelle peinte. « L’écrit brûlant », seconde partie du recueil, est, sans doute, là où se forment les images les plus touchantes, les plus intenses. Soupirs, désirs, ardeur d’un corps pour un corps, là se disent en filigrane, comme le mot mâle d’une phrase vient saillir la page blanche. Entre l’impatience du dire, de tout dire, le désir fou, et l’exigence du silence, elle installe un vertige baroque, pleinement métapoétique, qui fait jouir, qui fait vibrer.
Madani touche ainsi, ici, à ce qu’elle nomme mystère du signe, la recherche du lire-écrire, un au-delà au delà du sens, où le lecteur serait assis à côté, écrivant aussi. Elle place alors sous surveillance ses mots, dit-elle, pour qu’un jour sur un tronc des mots – comme le fit Torquato Tasso dans l’Acte I de l’Amyntas1 – composent enfin un poème fait d’un arbre, fait avec l’arbre.
La poésie est à ce prix.




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Gravures d’Anick Butré
Al Manar
136 p., 19,00 €
couverture

1. « Lo scrisse in mille piante, e con le piante
crebbero i versi ; e così lessi in una.

Et il écrivit sur mille plantes, des plantes
crûrent aussi les vers ; ainsi mêlés en une. », Amyntas, I, 1, v. 318-319.