par Marie de Quatrebarbes
« Alice était fatiguée. » C’est sur cette unité minimale de sens que s’amorce Un nid de nigauds et s’enroule le regard schizé de l’héroïne au miroir cherchant, dans le dédoublement de son propre corps, un effet de conscience, une réponse à la question qui harasse son quotidien de banlieusarde inoccupée, dans les quartiers vides de sa maison cossue, plantée au milieu de ses semblables, et dans la compagnie atone d’un frère adepte de boîtes en plastique.
Peut-être qu’Alice et son reflet détiennent la clé d’une situation qui va s’enclencher à partir de la référence explicite à Alice aux pays des merveilles, dans une logique faite de prismes et de nœuds dont on ne sait d’avance s’ils vont tenir ou lâcher, composant un maillage du détail, prosaïque et d’une extrême netteté. Une menace plane sur le roman.
Pendant dix-sept ans, John Ashbery et James Schuyler se retrouvent, de temps à autre, pour élaborer à quatre mains la trame étonnamment souple d’Un nid de nigauds1. Au même moment, outre-Atlantique, Hélène Bessette crée une revue dont elle est l’auteur unique et jette les bases du « roman poétique ». Par cet acte elle impose au genre romanesque un grand dépoussiérage et met à nu la mariée manu militari. Le roman, chez Bessette, est d’abord une économie de la langue et du désir, une soustraction intensive des éléments qui le composent traditionnellement : intrigues, personnages. Roman sans intrigue, tel n’est pas Un nid de nigauds, puisque Schuyler et Ashbery, au contraire, prennent un malin plaisir à pasticher le roman et ses « trucs », à donner à chaque détail, chaque trouvaille comique, le poids d’un événement, à faire tourner les personnages autour du poulet basquaise, des cacahuètes et du rôti comme si leur vie en dépendait. C’est que la vie peut à tout moment se rompre, par le simple fait de son dédoublement entre l’image et le reflet, de sorte qu’à chaque nœud la réalité se fissure et les personnages explosent. Tout fait intrigue dans Un nid de nigauds, tout compte double en même temps que tout se trouve renvoyé à son indicible trivialité, sa lacune fondamentale, sa fatigue en somme.
Les Presses du réel
« Motion Method Memory »
246 p., 17.00 €
1. Autres romans de poètes magnifiques : L’Insulaire de Robert Creeley (Gallimard, 1972) et Tant qu’il fera jour de Keith Waldrop (L’Attente, 2015).