par Vincent Barras
Tarkos produit autant de textes que de sons
Dans la brève auto-présentation de Christophe Tarkos qui figure en tête de L’Enregistré. Performances / improvisations / lectures (une biographie rédigée à l’occasion d’une lecture qu’il donnait à Bruxelles en 1994), on trouve une intéressante remarque : outre l’habituelle kyrielle de qualificatifs bruitistes (« Poète : bouleur, prononciateur, crieur, improvisateur, déclamateur, grogneur, mâcheur, bruiteur, articulateur, …), assez attendus, pour ainsi dire un topos dans les biographies de poètes sonores et performeurs, il y a la note suivante : « Produit autant de textes que de sons. Travail poétique traditionnel » ». Ainsi donc, Tarkos, en 1994, pose comme une relation d’équivalence – ce qui ne va pas de soi : combien d’entre ses pairs le font aussi explicitement ? – le travail (la production) de sons et celui (celle) de textes, qui plus est défini comme « travail poétique traditionnel ». Une relation d’équivalence quantitative donc : autant de l’un que de l’autre ; mais une relation qui ne va pas non plus sans marquer une différence : l’un n’est pas l’autre, l’un et l’autre ne se confondent pas. Le paradoxe entrevu entre équivalence et disjonction (et que Tarkos, cette fois, n’explicite pas davantage dans l’auto-présentation en question) n’est pas anodin. Il désigne comme un impensé, une espèce de terrain vague de la performance poétique contemporaine – où l’on se rencontre volontiers, entre performeurs, mais qu’on ne semble pas réussir à penser de manière raisonnée ou systématique. À ce clivage, les éditeurs de livres sont régulièrement confrontés, lorsqu’ils tentent de tenir compte de l’impératif posé par Tarkos : si l’œuvre à publier est « autant de textes que de sons », comment donc la publier ? P.O.L s’est ainsi senti tenu d’insérer dans le volume L’Enregistré, consacré aux « performances / improvisations / lectures », qui contient – c’est presque une ironie – une masse imposante de textes (pour bonne part, des retranscriptions) –, un DVD et un CD comme fragiles et minces supports sonore et visuel. Or, à contempler non sans perplexité ce fragile collage des pochettes en matière plastique sur le papier cartonné des pages internes de couverture, on pressent comme une relégation aux places subalternes de ce qui, en soi, devrait être le centre du propos de l’ouvrage – le son et la performance. La maladresse patente de la jonction ainsi opérée est l’un des effets directs de cette dissociation qu’on évoquait plus haut. La forme du livre, privilégiée, héritière de sa très longue histoire, ne peut, littéralement, souffrir le son ; elle le rejette (comme la pochette plastique et le CD finissent par se détacher du carton). La matière pré-numérique résiste (tout comme le CD, porteur de numérique, n’est pas numérique, il reste matière) ; et les éditeurs de livres qui se frottent au son doivent bien se tenir.
Tarkos, de son côté, en poète, avec ses moyens propres, s’est aussi penché sur la question. Et « patmot », forgé par lui-même pour désigner « la langue qui nous tient dans ses rets et de laquelle nous nous servons, tous » (Castellin, dans L’Enregistré, p. 53), aide à y répondre. Plus précisément, « patmot » désigne la continuité – une pâte, un ciment – qui se glisse entre deux mots. Du point de vue du son, le problème qui s’est posé à Tarkos était celui-là : comment faire pour, lorsqu’on ouvre la bouche, faire entendre des sons (et non pas uniquement, fatalement, des textes). « Patmot » donc est la solution qu’il a trouvée afin de déjouer la fatalité sémantique de la parole, sans toutefois vouloir y renoncer (tel était le rêve des premières poésies phonétiques). Car, c’est là le drame de la parole, le mot est pris d’emblée dans la nécessaire grille du sens : chaque fois que l’on ouvre la bouche, du sens, du texte, est attendu. Et c’est, dans la bouche de Tarkos, une lutte de tous les instants pour que le son y trouve son compte. Si l’on veut bien prendre au sérieux son auto-description, cet entre-mot qu’il appelle de ses vœux constitue une version particulièrement intéressante, et problématique, de sa poétique sonore ; il pourrait même valoir pour son fondement.
« Groupes de mots fusionnés », « tirades », « petits bouts de parlé » « masse de parole effectivement sortie » sont des expressions qui reviennent régulièrement, comme des leitmotivs, dans ses interventions ou écrits (notamment dans Le Signe =), marquant son insistance à « produire des sons » qui, bien que textes, puissent déjouer malgré tout, dans leur situation de parole, le repliement (ou repli) inéluctable vers le texte. L’expression sonore la plus aboutie de ce concept théorique consistant se trouve dans des poèmes – audibles sur le CD décrit plus haut – comme « je me peigne », « le petit bidon », « le train » : poèmes, qui, dans ces versions du moins, ne sont accompagnés d’aucun autre artifice sonore ni aucun accompagnement que la déclamation même : grande lenteur, prononciation « inimitable » de Tarkos lorsqu’il déclame, c’est-à-dire – tout autre chose qu’une rémanence d’un « accent méridional » – faite en réalité d’intonations idiosyncratiques, de ralentissements, de traînés, de précipités, de bredouillés très travaillés. Il faut entendre tout ce « mâchage » de la parole tarkosienne, qui se fait de plus en plus marqué au fur et à mesure que les années passent : comme s’il se substituait peu à peu, en tant que « son », aux mélanges instrumentaux et montages de type radiophonique qui caractérisaient ses premiers essais (et qui sont d’ailleurs le fait de la plupart des poètes sonores), lorsque le « son » était, de manière conventionnelle, confié aux instruments du musicien, et le « texte » à la voix du poète. La transcription du poème « le train » par exemple (L’Enregistré, p. 435) peut, faiblement, en rendre compte : « Je ne n’ai, je n’ai ni eu, ni ni, ni eu, ni hué, je ne c’est, ne, je, ne je, je ne, … ». En suivant sur les années l’évolution de cette poétique sonore, prise en son acception la plus organique possible, on perçoit comme Tarkos, avec de plus en plus d’insistance, fait de la présence prolongée du mot dans sa bouche le ciment nécessaire à la liaison entre les mots (entre les mots certes – techniquement, la prosodie –, mais aussi dans la pâte même, la consistance même, des mots : leur intonation). En ce sens, Tarkos, sinon résout, du moins pose une nouvelle fois, avec toute l’acuité et l’intelligence qui le caractérise – une intelligence éminemment aurale – la question du « son » et du « texte », des « sons autant que des textes » : façon parfaitement cohérente, traditionnelle aurait-il ajouté, de se définir poète.