par Siegfried Plümper Hüttenbrinck
S’il n’existait pas, Claude Yvroud resterait à inventer. Son blog, qui mérite maints détours, s’en charge du reste. Il s’intitule « Claude Yvroud – Mode d’emploi » et se consulte à l’instar d’un manuel de survie en pleine ère numérique où tout un chacun, à bloguer et twitter à tout va, s’aventure dans un monde pour le moins étrange, où tout peut à tout instant se volatiliser, tout comme surgir en instantané, et sans qu’il y ait d’explications plausibles à de tels dérèglements. Ça a beau être magique, on se dit que ça sent tout de même le traquenard. N’est-on pas d’emblée contraint de faire avec, en cliquant de gré ou de force sur la touche prescrite pour se faire exister, et avec un mot de passe à l’appui pour se prémunir de toute intrusion malveillante ? Avouez que c’est plus que contraignant, pour ne pas dire schizant, que d’avoir à s’incarner ainsi en plein virtuel. Et au train où ça va, il y a fort à parier que nos actes quotidiens pourront un jour s’effectuer à l’aide d’une télécommande implantée dans notre cerveau. Certains diront que ça leur allégera singulièrement la vie, d’autres que ça les perturbera en profondeur, au point d’en voir leur vie confisquée à tout jamais. Bref, on n’endigue pas le progrès ; le seul hic est qu’il n’a jamais rien changé au fond des choses. On reste toujours aussi coincé, la tête dans le collimateur, à bricoler comme on peut son blog. À aller au charbon pour aller de l’avant et ne pas rester à la traîne. Et pas moyen de mettre un terme à cette dérive. « Nous sommes embarqués »... disait déjà Pascal. Chacun nichant dans sa bulle, avec son blog en guise d’abri de fortune ou son e-pod pour radar. Aux dernières nouvelles, l’internaute évolue et pousse en hors-sol, sans avoir à jeter des racines, vu qu’il est connecté avec le vide intersidéral de la terre entière. Mais on est encore loin de l’avoir vu léviter.
Si Claude Yvroud se laisse prendre au jeu sociétal des blogs, ce n’est pas sans quelque défiance. Car comment jouer certes, mais sans simuler ? Jouer à être soi, pour de vrai, alors qu’on se sait évoluer en pleine fiction ? À ce dilemne, il tente de répondre en franc-tireur, avec l’esprit véloce et bricoleur d’un touche-à-tout et qui ne parvient pas à tenir en place. Dans tout ce qu’il fait, il n’est d’ailleurs que de passage, en transit, et avec une nette tendance à ne toujours partir que de travers, de manière déviante et plus que dubitative, comme le veut du reste son satané prénom de Claude dont on sait qu’il ne peut que claudiquer ou clocher de travers. Mais notre Claude sait se fier à ses travers qu’il cultive parfois à outrance et qui font merveille lorsqu’il en joue par toutes sortes de chemins de traverse. Qui voudra l’aborder dans son dernier livre, sera prié de s’égarer dans une aire de jeu où les aléas et les faux-fuyants se multiplient à loisir. Chaque détail peut s’y avérer révélateur et le moindre incident virer en pure trouvaille. Il suffit d’être à l’affût, de guetter au quotidien cette subite et si troublante « montée des circonstances », et au cours de laquelle tout peut arriver et faire trace, et peu importe le support d’inscription choisi. Tôt ou tard, on finira bien par discerner l’envers des choses, ne serait-ce qu’à la tournure toute anecdotique qu’elles prennent dès qu’on consent à les laisser se mettre en scène d’elles-mêmes. Pour qui les scrutera alors de près, elles s’agenceront entre elles selon des rapports de vitesse ou de lenteur, de proximité ou de lointain, de chaud ou de froid. Ce que l’écriture tactile et parfois quasi filmique de C. Y. excelle à restituer en un phrasé suffisamment souple (pour préserver le flou, le lointain) et tendu (pour la mise au net, la proximité). On pourrait presque parler de caméra-stylo si le terme n’était devenu obsolète, et à l’aide de laquelle il sonde l’alentour, fait un état des lieux, et en nous livrant au final un descriptif qui laisse percer quelque chose de ses hantises et de ses sautes d’humeur les plus intimes.