par Christophe Mescolini
Cette Anthologie de la poésie chinoise, publiée sous la direction de Rémi Mathieu1, s’impose à l’attention des lecteurs curieux de poésie mondiale comme un événement : quelque 1500 pages, environ 1900 poèmes et 400 auteurs pour « tamiser » trois millénaires de poésie. L’anthologie de référence jusqu’alors, publiée en 1962 par Paul Demiéville2, s’arrêtait en 1911, à la fin de l’Empire. Cette Pléiade embrasse une durée plus longue et donne à lire quelques textes de figures majeures des époques moderne et contemporaine, comme Bei Dao. Pour ce qui concerne la Chine classique, le choix apparaît non seulement plus large, mais plus pertinent, les corpus dédiés par exemple à Weng Wei, Li Bai et Du Fu (pour ne citer que les plus éclatantes figures de la dynastie Tang) sont constitués selon des prélèvements plus méthodiques, précis et diversifiés dans leurs œuvres respectives. Aux notes extrêmement succinctes, voire sommaires, de l’anthologie Demiéville, s’oppose ici un authentique appareil critique, d’une information rigoureuse mais sans pesanteur érudite, qui permettra au lecteur de préciser et d’approfondir sa compréhension d’un univers poétique dans la variété et la complexité de ses formes en lente évolution au cours des siècles, dans ses rapports avec les autres arts (calligraphie, musique, peinture), les formes de la pensée religieuse dont elles sont imprégnées (les « Trois Grands » – confucianisme, taoïsme et bouddhisme – se combinant parfois « en un syncrétisme comme la Chine seule en connaît »), les contextes politiques dans lesquels elles se sont développées.
Ample mais souple, le volume offre, outre le confort de lecture propre à cette collection, une grande liberté de circulation. On pourra suivre par exemple comment naît, se raffine et se raréfie, cette « poésie de paysage » au cœur de la poétique chinoise, de Xie Lingyun (385-433), seigneur ombrageux et randonneur émérite, grand arpenteur de wilderness, à Wang Wei (700-761), qui porte le genre à son point d’évanescente perfection.
Entre la langue chinoise et la langue française, l’incommunicabilité semble radicale. Dans « Le Parc aux Cerfs »3, le matériau poétique tient en un quatrain de 20 caractères. Entre eux, aucun rapport syntaxique, aucune spécification morphologique, aucune flexion temporelle, aucun sujet exprimé. Un langage « fondamentalement pictographique »4 concentre l’attention sur des mots-images, les caractères désignant l’homme ou la forêt étant de vrais pictogrammes. En outre, monosyllabique et polytonal, le poème joue sur une perception synesthésique qui marie l’image, le son et le sens. « La traduction ne restitue de cette osmose que la paraphrase appauvrie d’une signification qu’il faut fixer définitivement et parfois arbitrairement en renonçant à ce formidable pouvoir de suggestion des caractères »5. D’autant que tout est ici question de résonance sémantique, entre les mots : le poème est un « agencement nucléaire »6, susceptible d’une lecture verticale autant qu’horizontale, de gauche à droite ou de droite à gauche, destiné à être repris et développé par une lecture-fréquentation assidue, en vue d’une savouration-délectation. Mis en phrase française, sa texture poétique se voit presque irrémédiablement abîmée par des articulations syntaxiques rigides qui ne laissent plus guère de jeu à son geste merveilleusement liquide.
Quant aux choix de traduction qui ont présidé à ce volume, Rémi Matthieu est on ne peut plus clair : « On ne trahira pas ici la langue française au prétexte d’un hommage déplacé à la langue originelle des poètes », une note en bas de page condamnant les chinoiseries auxquelles aboutit, à ses yeux, le « mot-à-mot » jargonnant de certains traducteurs. De ce parti-pris initial résulte l’espace textuel lissé, aplani et normalisé soumis à notre lecture. La tension créée par l’écart entre les langues n’y est pas tenue mais résorbée, en élégances langagières jugées plus conformes au « génie » supposé de notre langue. De même, tétra-, penta- ou hexsyllabes chinois sont rendus par octo-, décasyllabes ou alexandrins. Mais pourquoi proscrire l’Impair, « plus vague et plus soluble dans l’air » ? Devant cette configuration discursive tout autre, c’est notre espace métrique lui-même qui doit être remis en chantier. On se prend à rêver d’une traduction capable de désarticuler le sur-articulé, par un travail typographique spécifique. Elle repenserait l’usage de la ponctuation, disposant autrement les symétries sémantico-syntaxiques du texte-source ; elle déploierait toutes les ressources de l’ellipse et de la lettre. La Préface n’avance-t-elle pas un peu vite que, dans la tradition occidentale, les lettres ne sont que « vecteurs de sons et de sens » ? Zukofsky avait souligné a contrario, chez la plupart des poètes occidentaux « dignes de ce nom », le potentiel d’engendrement de la lettre : si la pensée du mot « agit » sur elle, en retour la lettre « sécrète » la pensée7. Il doit y avoir, pour le traduire, d’autres possibilités de faire et de faire passer – d’autres sites de passage.
1. Directeur de recherches émérite au CNRS, Rémi Mathieu a notamment édité le tome II des Philosophes taoïstes (2003) et celui des Philosophes confucianistes (2009) en Pléiade.
2. Parue dans la collection Connaissance de l’Orient et reprise en Poésie / Gallimard.
3. De Weng Wei. Traduction de Florence Hu-Sterk, p. 350 du présent volume : « Dans la montagne vide, personne n’est en vue ; / Résonnent seulement quelques bribes de voix. / Les rayons du couchant percent les bois profonds, / Éclairant la mousse verte une nouvelle fois. »
4. Selon David Hinton qui éclaire magistralement ce poème dans son introduction aux Poèmes choisis de Wang Wei, qu’il traduit (New Directions, 2006).
5. Cf. Michèle Métail, Le vol des oies sauvages, Poèmes chinois à lecture retournée, Tarabuste, « Chemins fertiles », p. 14.
6. Jean-François Billeter, « La poésie chinoise et la réalité : à la mémoire de Patrick Destenay », in Extrême-Orient, Extrême-Occident. 1986, N°8, En hommage à Patrick Destenay. Particularité de la langue – Originalité de l’art, p. 67-109.
7. Louis Zukofsky, Un objectif & deux autres essais, traduits par Pierre Alferi, Un bureau sur l’Atlantique / Royaumont.