Eugène Savitzkaya : Fraudeur / À la cyprine

 
par Christian Travaux

Savitzkaya. Des romans, depuis trente ans. Des poèmes. Du théâtre, même. Avec toujours le même désir de faire jouir – jouer et jouir – la langue hors des bornes et des normes. Voici dix ans que Savitzkaya s’était tu, juste après la publication de romans exceptionnels comme Exquise Louise, Marin mon cœur, Fou trop poli. Et puis, plus rien. Jusqu’à ce roman d’un Fraudeur, ou ces poèmes d’À la cyprine. Deux volumes. Deux livres. Deux genres, qui se regardent et qui se mêlent, s’entrecroisent et se complètent.
Fraudeur, tout d’abord, se présente presque comme un récit d’enfance. Un récit d’éléments d’enfance, plutôt. Une jeune femme qui meurt. Et les aventures d’un garçon qui veut faire une sorte d’exploit. Il se dirige vers un bois, le bois des tombes, et doit escalader un arbre. Son avancée rythme des chapitres sans titres, sans numéros, parfois courts, qui se succèdent comme un périple initiatique. Il va. Il passe. Il traverse des endroits troubles. En quelques heures, fait un voyage, qui exige de retracer l’histoire des autres personnages de la maison, la mère, le frère, des enfants, le père, en même temps. Et de donner moins une histoire que les bribes de cette histoire. Des digressions. « La vie diluée » – comme le dit Savitzkaya. Des pauses. Des retours en arrière. Tout un travail de la mémoire dans l’écriture, qui fait l’écrit comme un arbre où poussent des branches, tremblent des feuilles. Et frémissent, dans l’intérieur, cachées, des racines noueuses.
L’histoire elle-même importe moins que le travail que fait la langue, dans l’histoire. Savitzkaya, en faisant passer cet enfant à travers champs, à travers bois, ornières crayeuses, ou vergers, donne à ressentir la nature. Sa phrase se fait sinueuse, poétique, chantante même. Comme il le déclare lui-même, le son vient toujours en premier quand il écrit. Et cela s’entend, comme ces prunes qui tombent au sol, cette haie d’aubépine qui fleure bon, ces orties qui grattent la peau, ces oies qui pincent. Et le roman fait voir encore – outre l’or, l’odeur du monde – une narration décomposée. Proche de Diderot ou de Sterne, Savitzkaya en écrivant montre qu’il écrit, que s’écrit quelque chose. Dévoile et montre l’écrit comme fictif et construit par l’invention d’un narrateur. Ainsi le lecteur peut-il être personnage métaleptique du récit lui-même qu’il lit, partie prenante d’une narration dont on montre les artifices. En s’ouvrant à tous les langages, tous les lyrismes, Savitzkaya fait du roman un poème continué, de livre en livre.
Et À la cyprine poursuit ce jeu de la langue et du style. Dans chaque texte, se fait entendre un cri, un désir, un bonheur. Bonheur d’écrire, bonheur de dire et de jouir de et dans la langue, avec le détour surprenant, parfois, de la voix dans les voies de la comptine ou du conte :

Il y a deux lèvres
comme il y a deux jambes
entre les lèvres
une langue darde
entre les jambes
un pétale point

Et tout un bouquet de langage vient fleurir au contour des pages. Toutes les fleurs. Toutes les langues. Car – écrit l’auteur – « point de bonheur en ce monde sans la cyprine ». Et sans la saveur de cette langue, rabelaisienne, folle et ruant hors des frontières de nos cerveaux.
Un tel plaisir de l’écriture, de nos jours, n’est pas si courant.




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Fraudeur, roman
Minuit
168 p., 14,50 €
À la cyprine, poèmes
Minuit
104 p., 11, 50 €
couverture
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