par Michel Ménaché
Le dernier recueil d’Adonis, méditation sur l’avenir de l’homme, s’ouvre sur le mythe du déluge. Le poète planétaire s’exprime en quatre trajets : aux abords du mont Ararat (Vers quelle mer embarques-tu, Noé ?), à Londres (Solo-orchestre de la Tamise), entre Shanghaï et Paris (Le commencement du monde est rêve), en Amérique (Cahiers). Comme celle de Jabès, l’œuvre d’Adonis développe une interrogation continue sur le destin de l’homme dans un monde toujours menacé par tyrans et fanatiques aux machineries d’apocalypse.
À l’écoute de la nature : « la terre est un corps / la montagne un aïeul / le fleuve une veine la forêt musique », le poète déplore la rupture de l’harmonie originelle. Les assassins sont décorés pour hauts faits d’une « terre sertie de cadavres » ! Il invoque Artaud et al-Maari à l’horizon d’un nouveau déluge : « Ouvre ta poitrine Ararat / vers où vogues-tu arche de Noé ? » À Londres, comme en Chine, il célèbre l’altérité : « l’étranger est un autre sang en moi. » S’il faut parfois se libérer du poids de la mémoire, si « de colère le fils mange son père », la vraie liberté ne saurait faire table rase du passé : « depuis Gigamesh des racines voyagent en nous. » C’est partout le chemin qui mène à soi que recherche le poète : « L’amour de mes amis m’a réuni / je me suis unifié à eux dans Shanghaï. » Et s’il ne rejette pas la science, il refuse de se soumettre à la domination technologique : « Dois-je confier mon sort à une machine ? » Plein d’incertitude, il dialogue avec les fantômes d’Eliot et de Whitman qui lui font écouter « l’orchestre du monde ». Il décrypte les alphabets de l’invisible pour mieux apprivoiser la mort. D’un ventre de femme au vertige cosmique, le mystère rend la poésie encore plus nécessaire : « J’erre dans des cahiers inconnus de leur encre / je ne veux fréquenter que l’incompréhensible et ses choses / le ciel pur est charbon gaz et craie aussi / la terre se dirige vers ce que j’ignore / sa tête dans un four divin. »
La langue fraternelle de Vénus Khoury-Ghata s’accorde avec justesse aux métaphores d’Adonis qui proclame que « l’image est banquet du sens ».