par Christian Travaux
Dans un essai fort stimulant, Guido Mazzoni questionne la poésie moderne. Qu’est-ce que c’est ? Ou plutôt qu’est-ce donc qui constitua la rupture qui s’installa, au XIXe siècle, entre les Odes de Parini et les Canti de Leopardi, entre Hugo et Baudelaire ? Il faut, pour Guido Mazzoni, s’interroger à large vue. Des textes versifiés, plutôt dans un style plus proche de la discussion quotidienne que du style sublime, des réflexions très personnelles ou des expériences vécues plus que des pensées sur le monde, sur l’histoire, sur la culture, font – pour lui – ce qui, de nos jours, est désigné comme poésie.
Pourtant, les poèmes didactiques, la poésie scientifique, les longues épopées narratives, étaient aussi des poésies. Dans Sur la poésie moderne, Mazzoni pense qu’une forme plastique est toujours une vision du monde, et que celle-ci a changé au cours du dix-neuvième siècle. L’histoire des hommes se trouve toujours sédimentée dans l’œuvre d’art. Aussi, quinze vers, comme « L’Infinito » de Leopardi, que Mazzoni prend en exemple :
Sempre caro mi fu quest’ermo colle,
E questa siepe, che da tanta parte
Dell’ultimo orizzonte il guardo esclude1,
[Toujours me fut cher ce mont solitaire,
Et cette haie, qui par tant de côtés
Ferme au regard le lointain horizon.
Mais assis là, regardant, des espaces
Illimités au-delà, des silences
Surhumains, et une paix très profonde
Je me figure en esprit ; où de peu
Mon cœur s’effraie. Et comme alors le vent
Je l’entends bruire en ces feuillages, moi
Cet infini silence à cette voix
Je le compare : et revient l’éternel,
Et les saisons mortes, et la présente,
Et vivante, et son chant. Ainsi par cette
Immensité ma pensée s’engloutit :
Et naufrager m’est doux dans cette mer.]
sont-ils comme le précipité, le condensé chimique, de tout ce qui fait, aujourd’hui, en Europe, la poésie, le poétique. Et notre modernité. En quatre sections, conceptuelle, analytique, ou historique, ou synchronique, précédées d’une introduction sur les formes de l’art et l’histoire des hommes, et suivies d’une longue conclusion, le livre décline tout ce qui fait qu’un texte poétique, aujourd’hui, est reconnu comme poésie. Ou ne l’est pas. Ou ne l’est plus.
Mazzoni, ainsi, ce faisant, ne retrace pas simplement la poétique de notre temps. Il définit, tout aussi bien, notre espace littéraire commun, l’histoire des genres en parallèle avec les histoires culturelle, idéologique et sociale. Plus encore, il remet en cause l’idée que bien peu d’écrivains, ou de poètes, expriment seuls l’esprit de leur temps. Et insiste sur la nécessité qu’a tout chercheur en littérature d’ouvrir un large spectre d’œuvres à l’étude, pour percevoir mieux les fractures qui interviennent derrière l’unité apparente d’une période, d’un instant d’histoire.
Circulant dans la poésie italienne qu’il connaît bien, de Pascoli, Dante, à Montale, à Gozzano, Ungaretti, et même, plus récemment, encore à Rosselli ou à Porta, Mazzoni fait parler les textes de façon neuve et singulière. Et fait, curieusement, peut-être, d’un ouvrage universitaire, à vocation scientifique, quelque chose d’autre et de moderne : un ouvrage de poésie.
Classiques Garnier
« Études romantiques et dix-neuviémistes »
260 p., 32,00 €