Jacques Jouet : Je me souvins / Eduardo Berti : Funes se souvient / Oulipo : La bibliothèque Oulipienne, Volume 9 / Oulipo

 
par Alain Cressan

Quatre publications de l’Oulipo sont autant de raisons de se réjouir, quand bien même on n’apprécierait pas le travail de l’Ouvroir : « l’aigreur est humaine »1.
Une citation du catalogue de l’exposition proposera un cheminement dans la lecture, cette évolution étant celle, dans la bibliothèque, du lecteur même : « C’est bien là, en effet, l’un des grands plaisirs que procurent les textes oulipiens, rompre avec l’ordre linéaire de la lecture, faire du livre un jeu à parcours multiples, où chacun est convié à tracer son propre chemin. »2

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Deux réactualisations vivifiantes de Je me souviens3, d’abord, dans la B.O.4, qui hybrident le procédé avec d’autres textes et modifient légèrement l’amorce anaphorique.

Jacques Jouet passe du présent de l’indicatif au passé simple dans son Je me souvins, qui situe le souvenir dans une période bornée du passé et implique l’indication de circonstances, le plus souvent par un indicateur temporel, mettant ainsi implicitement le souvenir en abyme, l’auteur se souvient qu’il se souvint, à tel moment, d’autre chose. Trois temps superposés, donc, dans un texte qui prouve que l’autobiographie est un objet conjecturel. JJ en trouve un écho dans une citation de Proust – qui reviendra souvent –, et prédit des redites de sa propre autobiographie, Des ânes et des ans (Ramsay, 1988). Outre le fait que le procédé formel éclaire l’écriture même du processus mémoriel et sa mise à l’écrit, le texte obtenu, dans le souvenir du souvenir, provoque un effet boomerang : se souvenir à un moment donné, c’est impliquer que cela trouve là un autre sens. Il sera souvent question de deuil, de sentiments vifs et le texte résultant touche, au-delà du procédé ludique, à une sphère de l’intime ainsi mise en évidence, brouillée souvent aussi par la longueur de la phrase, qui reconstruit en quelque sorte les cheminements multiples de la mémoire qui se « branche » à tel instant précis.

Eduardo Berti, quant à lui, se penche à nouveau5 sur le personnage de Borges (« Funes ou la mémoire », dans Fictions) : la première personne de Funes se souvient est fictive, puisqu’il s’agit du protagoniste de la nouvelle – dont on renverse le point de vue en champ / contre-champ, ce qui induit parfois un léger décalage entre la nouvelle et ses souvenirs, et nous devons lui faire confiance puisque sa mémoire est parfaite (l’usage des chiffres), à moins que ce ne soit l’inverse. La référence à Borges pousse donc à le relire en détail et sa mise en forme pose question : comment Funes peut-il être fragmentaire ? Retournant la fiction en autobiographie, Berti revient à la fiction lorsque Funes évoque des souvenirs post mortem dans les derniers items de l’énumération. Le jeu de miroirs donne ainsi vie à un spectre, dont la mémoire pourrait être le reflet.

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Le Castor Astral publie depuis plusieurs années ces B.O. en volumes (après les trois premiers parus chez Seghers) : ici les B.O. 115 à 125.
Michelle Grangaud fait des avions (abréviations) qui, par suppression de lettres, nous mènent de titres en auteurs (& vice versa), dans une exploration de sa bibliothèque. Ian Monk travaille ininegliche les possibilités du sonnet avec brio (l’impressionnant sonnet matriochka). Suivent deux continuations du Voyage d’hiver6, qui revisitent l’histoire littéraire, puis cinq lettres de Paul Braffort à Jacques Roubaud, opérant une comparaison entre leurs itinéraires et ceux de Marcel Duchamp et François Le Lionnais. Un intermède de Théâtre booléen de JJ et Olivier Salon permet de croiser FLL et Raymond Queneau introduisant une pièce en colonnes, drame bourgeois & boulevard joints. Plusieurs oulipiens interrogent l’origine du langage. François Caradec explore Paris, dans la lignée de RQ, puis de JR. Le groupe s’interroge sur le théâtre, notamment par l’hilarant Britannicus réduit à ses interjections de MG, après quoi JJ écrit quelques Vies longues d’illustres inconnus, parmi lesquels le plus grand poète français du XIXe siècle, Hugues Aymé (quid d’Hugo Vernier ?), que suit Doukipleudonktan? Où l’on croise RQ, Flaubert & Bashô, entre autres.
On l’aura saisi, la B.O. est sans nul doute une visite de la B.O. et par ses abondants jeux intertextuels, d’autres bibliothèques, y compris à venir, virtuelles

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Le catalogue publié conjointement par Gallimard et la BnF est celui de l’exposition qui eut lieu du 18 novembre au 15 février 2015. Richement illustré d’archives photographiques et manuscrites, dans une mise en page agréable et colorée, avec des textes précis et pédagogiques7, sans être trop longs, il propose de manière synthétique différentes approches par des articles de spécialistes ou d’oulipiens.
Il se compose de trois grandes parties, avec des interludes composées par les oulipiens (« Portraits » & « Moments oulipiens » en pages jaunes). La première partie, « Ouvrir les archives », propose un historique, à travers deux chronologies et les portraits des deux fondateurs (RQ et FLL8) ainsi que de membres plus discrets. La deuxième est titrée « Lire et écrire avec la contrainte », situant les textes de manière intéressante entre les deux pôles de l’émission et de la réception. On y trouve outre trois études sur des auteurs célèbres pour leur travail sur la contrainte (JR, Perec et Calvino), un essai de JJ sur la contrainte, qui ouvre l’ensemble, et un autre de Marcel Bénabou sur l’écriture collective, après un passage par les graphes, qui jalonnent l’histoire du groupe (par Hélène Campaignolle-Catel). La troisième partie, « Poétiser le monde », propose une ouverture sur les autres Ou-X-po (particulièrement l’Oupeinpo et les rapports avec les arts plastiques), avec un entretien très intéressant avec deux traducteurs. Des pages grises apportent très brièvement d’autres points d’attaque.
Ce rapide sommaire descriptif ne rend pas suffisamment compte de l’enthousiasme qui emporte cet ensemble très stimulant et qu’on ne saurait assez conseiller à ceux qui ne connaissent pas l’Oulipo – une excellente introduction qui donne envie de lire plus loin9.




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Je me souvins
La bibliothèque Oulipienne
N°205
24 p., 9,00 €
Funes se souvient
Édition bilingue
La bibliothèque Oulipienne
N°206
16 p., 9,00 €
La bibliothèque Oulipienne
Volume 9
Le Castor Astral
336 p., 20,00 €
Oulipo
Catalogue de l’exposition présentée à la BnF et à la Bibliothèque de l’Arsenal
Sous la direction de Camille Bloomfield et de Claire Lesage
Gallimard / BnF
208 p., 39,00 €
couverture
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1. Jacques Jouet, Vidas.

2. Bruno Racine, dans la préface.

3. Dont on donne la paternité à Georges Perec, dans son autobiographie collective, en oubliant souvent l’autobiographie de Joe Brainard (I remember, qui en fut le pré-texte). Généalogie, à laquelle j’ajouterai Le Verger, d’Harry Mattews, témoignage & biographie de Perec selon le même démarrage anaphorique.

4. Qu’on peut se procurer auprès d’Olivier Salon, au numéro ou par abonnement (o.salon@free.fr).

5. Voir Tous les Funes, Actes sud, 2005.

6. On peut se reporter au volume paru au Seuil en 2013.

7. D’où, parfois, certaines répétitions entre les différents contributeurs.

8. Par Olivier Salon, pour François Le Lionnais, dont il prépare une biographie.

9. Y compris ailleurs.