Le livre pourrait s’intituler, en référence à l’étude que Marthe Robert consacra à Flaubert, « En haine de la poésie », tant il offre de qualificatifs mordants (« sentimentalités mièvres », « métaphysiques sombres », « botaniques extasiées », « oracles fulgurants ») pour désigner la poésie qu’elle soit formaliste ou prétende « dire l’indicible », « éclairer la vie d’un sens plus profond », « révéler un monde autre ». Malgré et aussi pour cette raison, il constitue une sorte de somme indispensable sur la poésie, et pas seulement la plus actuelle, même si les essais portent sur des poètes qui incarnent le plus intensément la contemporanéité de l’écriture (de Maïakovski à Tarkos). Christian Prigent fait partie de ces créateurs que la théorie n’effraye ni ne fascine ; ses analyses, réellement éclairantes, passent tout autant par le corps et l’imagination que par les concepts, à l’instar de ses références les plus affirmées : Fonagy, Lacan. Se méfiant de toutes les illusions possibles, y compris de sa propre tendance à « l’hallucination herméneutique », sans pour autant s’interdire l’enthousiasme, il cherche à appréhender ce qui fait qu’il y a « de la poésie et pas seulement du récit ou du discours », à définir cette ligne de crête entre délivrance du poids de la langue – de la réalité en trompe-l’œil qu’elle impose – et l’inévitable construction de sens inhérente à l’expérience humaine du monde. Les écrivains auxquels s’intéresse Christian Prigent sont ceux qui, à travers « l’horrible travail » poétique, interrogent l’humain en mettant la langue – emblème devenant problème – à l’épreuve du réel, de ce qui fait « trou dans le sens », et non de la transcendance. Ce faisant, il nous fournit des clés pour lire son œuvre à la lumière de celles qui l’interpellent, et dont il examine les conquêtes et les limites. « Oui l’existence d’un être parlant est un désastre de sens. Mais le défi lancé à qui écrit est de répondre au désastre ».