Alain Veinstein : L’introduction de la pelle / Du jour sans lendemain

 
par Odile Mouze

« … Sa haine des couleurs non coupables. S’éloigner d’elles, les retrouver » : au commencement est la peinture, cette sœur jumelle de la poésie, et le renoncement à la peinture pour en venir aux mots. Mais comment ? Les textes de L’introduction de la pelle, dont les plus anciens ont plus de quarante ans1, se placent entre l’impossible récit et l’impossible poème. « Livre de poèmes ? Ce n’est pas si simple »2. Il faut entrer en écriture comme dans un trou à creuser. Ainsi Alain Veinstein montre-t-il le poète en travailleur journalier, recommençant, chaque jour qui revient, le travail de la terre. Avec, lanterne posée sur le sol, cette citation en italiques et entre guillemets «  Pour un jour d’exercice sur la terre… » qui, furtivement, met le travail du poète sous le signe inexorable de l’exercice pascalien3. De recueil en recueil court l’image du fossoyeur, de son carré de terre, frappant de sa pelle, cherchant à ouvrir le sol, creusant le trou, son trou, sa place dans le monde. Métaphore physique, charnelle, pour exprimer le travail obstiné se colletant avec l’impossibilité de dire et l’impossibilité de taire – paradoxe résolu dans la peinture mais cuisant dans la poésie, et qui a fait de lui l’interviewer le plus paradoxal de la radio, l’interviewer des silences.

Spirale, sinon circulaire4, l’œuvre est miroir d’elle-même, se jaugeant, se reflétant, se discutant, s’engendrant de poème en poème, de livre en livre, avec partout des reprises – de bouts de phrases, d’incipit, d’images – tablant que ce qui ne peut se dire pourrait se réfléchir dans les répétitions. De son aphonie, de ce bégaiement5 Alain Veinstein construit un art poétique.

Au début des années quatre-vingt l’écriture d’Alain Veinstein subit la morsure physique ou symbolique de la mort qui opère une trouée lisible dans Ébauche du féminin (1981), véritable trou noir de l’œuvre. Cette fois la terre est entamée. Et voici que survient comme une résolution (une sublimation) quand en 1985 le Journalier devient le Nyctalier de l’émission Du jour au lendemain, cette institution de France Culture à l’articulation de la nuit. Chaque nuit, à l’entre-deux des jours, Alain Veinstein cherche dans le face-à-face (l’entre-eux-deux) la possibilité d’une parole. Retournant sur l’autre ou remettant à l’autre la pelle pour fendre la surface. Comme si le travail nocturne (l’exercice pascalien), si violent, sur les silences, la fermeture, les résistances d’un autre, miroir de sa propre impossibilité, brisait la circularité, modifiait pour Alain Veinstein un état de la matière – glacier qui s’ouvrirait sous le cygne. Modification qu’atteste la perceptible inclinaison de l’œuvre dans Une seule fois un jour, seul recueil présenté ici à avoir été écrit après 1985.

Rarement aura été donnée à un homme, à la fois publiquement et silencieusement, pareille clé d’entrée. Sous le signe du Gardien de la Porte, celui de la célébrissime parabole de Kafka, Devant la Loi. Rarement un homme aura approché de si près ses énigmes. Fouillant la faille qui donne accès à ce qu’il pressent être son lieu. Criant dans la violence des silences qu’il n’y a pas en poésie d’explication de texte, d’explication de soi ou d’explication du monde qui soient valables définitivement comme un mode d’emploi : il ne peut qu’y avoir (ou pas) une violence infinie qui cogne à la porte. Celle du poète, celle de son l’interlocuteur au sens mandelstamien.

On comprend mieux l’impossible déliaison d’avec ce lieu symbolique de la mi-nuit, que raconte (et cette fois il s’agit bien d’un récit) Du jour sans lendemain. À l’instant où la porte se referme, chassé de son lieu, le muet parle. Chute d’un Icare nocturne. Finalement c’est ce KO final, dans la perte du soutien, qui rétroactivement atteste la véracité du poète « Si je lâchais prise je serais précipité dans le vide ». Tsvetaeva : « Ne savez-vous pas que tout ce qu’on écrit dans les poèmes se réalise ? »




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L’introduction de la pelle
Poèmes 1967-1989
Seuil
« Fiction & Cie »
512 p., 28,00 €
Du jour sans lendemain
émission censurée
Seuil
« Fiction & Cie »
48 p., 5,00 €
couverture
couverture

1. L’introduction de la pelle regroupe six recueils échelonnés entre 1974 et 1989.

2. dans la présentation.

3. La citation de Pascal – tirée du feuillet trouvé à sa mort, cousu dans son vêtement – est placée en exergue à une page de Vers l’absence de soutien (Gallimard 1978).

4. Voir la construction circulaire de Répétition sur les amas, premier livre publié (1974), – la première et la dernière section sont toutes deux titrées « Récit de la première journée »).

5. Approximatif serait le rapprochement avec Ghérasim Luca car l’aphonie de Veinstein est un corps à corps avec son être, celle de Luca un corps à corps avec la langue, même si au final, c’est toujours une impossibilité d’être.