par Alain Paire
Les séquences, les flash-back, les ellipses et les découpages de ce livre relèvent d’une redoutable force d’énonciation, d’une profonde volonté d’exactitude. On découvre dans ce recueil une conséquente rage d’expression, de l’indélogeable et de l’inéluctable, beaucoup d’humour et de détermination, un parcours sans complaisance à l’intérieur d’une mémoire sobrement définie comme « une marelle tuante et sans paradis ».
Ce qui se profile dans ces pages est effectivement proche du tohu-bohu et des dégringolades des billes du vorace billard japonais qu’on appelle « patchinko ». Jean-Jacques Viton utilise cette grille de lecture foncièrement dérangeante pour déclencher des secousses, du ralenti, des glissandi et des syncopes dans son texte, pour confronter son écriture avec du tout-venant sans prépondérance, avec l’immanence d’une vaste bousculade de choses et d’événements sans fétiches ni intimité. Ses incipit prennent forme à l’intérieur d’un énorme vacarme-brouillage de perceptions. Le métier poétique, l’aplomb et la non-duperie de son narrateur, ses continuels mouvements de reprises-déprises, donnent à voir une effrayante kyrielle de désastres, « un état de cataclysme définitif. » : « comme si la mort se montrait ».
Chez Patchinko, le hasard est souverain, les règles du pain et des jeux demeurent opaques, les consignes sont négatives. « Pour éviter emballage didascalie », « pas de choix, pas de précaution », « pas de game over », pas de table lumineuse ni « de vieux style Gaumont ». Du « rien qui continue », du hors champ, des dysfonctionnement, des éboulis et du compost, du blanc et de la stupéfaction dans les remontées d’une mémoire qu’il faut vaille que vaille continuer d’éclaircir. Le narrateur de Viton est un type pas du tout consolant qui évoque des spectres ou bien des histoires de fous des Indes qu’on attache « à un arbre proche d’une rivière ». C’est un personnage extraordinairement cohérent, un très étrange scrutateur qui prend le risque de mettre de l’ordre, du décryptage et du langage parmi des débris infiniment dangereux qu’on appelle les « faiseurs de veuves ».
L’un des enjeux de ce livre, c’est le perfectionnement du « regard-outil » d’un écrivain qui se dégrise, s’exerce âprement, préempte une extériorité quelquefois terrifiante, relance avec beaucoup de pragmatisme la donne d’un jeu sournoisement répétitif et pour autant ne se dépassionne jamais. Grâce au très ferme établissement d’une partition et d’une direction musicale ironiquement maintenues, Viton donne à voir un morceau d’abîme méthodiquement dépouillé de ses mauvais aiguillages et de ses fausses légendes. Comme l’exigeait Irène Lisboa que Jean-Jacques Viton cite volontiers, « Écrire, c’est s’entêter ».
— Article publié dans CCP n°4, 2002.