Jean-Jacques Viton : comme ça

 
par Éric Houser

D’abord j’ai décidé d’écrire une page sans relire le livre. Dans le souvenir de la lecture, qui date de quelques mois. Les grands livres (grands pour vous bien sûr), vous ne pouvez pas les refermer. Vous savez qu’ils sont là. Alors il y a eu le « comme ça » du titre. D’abord ça m’a fait penser au comme ça d’Anne Portugal, celui de définitif bob1. Mais non, c’est autre chose, plus désinvolte, plus ouvert, moins définitif (« ça     n’est pas comme ça »). Les deux comme ça, je crois, se rejoignent dans un rejet de la métaphore, dans un rejet de tout méta. Angles durs chez Anne Portugal, aigus plus que droits ; plutôt obtus chez Jean-Jacques Viton, tendant vers le plat (180 degrés). L’écriture c’est de l’espace, toute une géométrie. Moi les métaphores, j’aime encore assez ça. Alors sans vraiment en chercher une pour ce livre, j’ai trouvé que quand vous branchez des fraisiers dans la terre, c’est à travers une bâche en plastique. Vous taillez là-dedans des fentes, deux segments qui se coupent à angle droit, de manière assez régulière. Vous rabattez un peu les quatre coins, et dans l’espace ainsi dégagé, vous branchez. Ce livre c’est comme ça, un champ opératoire, à travers lequel tout l’art consiste à dégager des espaces, des zones de branchement / prélèvement. Il faudrait relire le livre pour donner des exemples :
Page 15 ce sera une zone de tremblement. Il y a trois courtes séquences, coupées / collées ensemble, décousues. Elles brillent dans leur familiarité étrange, assez compactes prises isolément (grande sobriété du trait, très peu d’adjectifs et quand il y en a, bien distribués), mais justement on ne peut pas les prendre isolément, elles sont montées. Et le montage c’est aussi à l’intérieur de chacune, deuxième articulation.
1. Un grand western : « on distingue mal la marche des soldats ». 2. Les marionnettes dans le bunraku : « une parodie de la marche ». 3. « on imite la mastication des enfants / quand on enfourne dans leur bouche / quelque chose de mangeable ».
Et après les trois séquences une sorte de conclusion : « les deux simulations / provoquent un tremblement » (séquences 2 et 3), faisant écho à « on voit trembler des tranches de sable » (séquence 1). Je pense à un effet d’écran dans l’écran, ça s’ouvre de partout, ça file dans le cadre. Peut-être à cause des enfants, je pense à Godard. Portée politique. Imitation = dressage (marcher / manger / parler).
Page 32 ce sera une zone d’indécision dans la langue. Le verbe passer dans l’expression « je n’ai pas vu passer les jours » : regret ou souhait ? Pas obligé de décider. « Godard annulait cette ambiguïté // dans le cortège qui scandait / “le fascisme ne passera pas !” / un manifestant disait “hélas !”». Encore le cinéma, encore Godard expressément nommé ici. La politique dans la langue, ou plutôt dans le jeu de langage en fonction d’un contexte d’énonciation. Encore le tremblement, finalement. Là aussi, montage, articulation. Ailleurs on a des pièces avec une seule séquence (pages 30-31, Grand Prix de formule 1), avec montage interne. Mais : ça se monte ailleurs, autrement, avec une (des) autre(s) séquence(s), ou bouts de séquences. C’est ça la polyphonie annoncée. Pas vraiment des voix (je n’en entends qu’une, bien timbrée mais qui se retire), plutôt des lignes ou des plans qui se superposent, se croisent et se décroisent. Tout ça, ces zones, sous le signe de l’iki, cette relation d’attirance dont « la caractéristique n’est pas d’atteindre à un certain but mais d’entretenir celle-ci de telle sorte qu’elle ne faiblisse jamais », « tension entre et non tension vers »2. Il nous reste à composer des expériences de lecture avec le livre, en veillant à entretenir l’attirance. Dégagé avec lui.

— Article publié dans CCP n°8, 2005.




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P.O.L
96 p., 16,00 €

1. Anne Portugal, définitif bob, P.O.L, 2002.

2. Camille Loivier, préface à La structure de l’iki (Kuki Shûzô, 1926 / 1930, PUF, 2004).