Nathalie Quintane : Les années 10

 
par Jean-Pierre Cometti

Des « années », on parle généralement au passé. On dit : les « années trente », celles de la Grande Dépression, les « années soixante », celles de tous les espoirs. Ces « années dix » ne sont pas celles de la Grande Guerre, mais les nôtres, celles qui nous placent au milieu du gué. Pour quelle traversée ? Et s’agit-il seulement d’une traversée ? Il en va des années comme de tout le reste et de notre propension à les affubler d’une ontologie, comme celle qui commande notre usage de l’article défini: le ou la, « Le peuple », « Les pauvres ». Nathalie Quintane n’aime pas cet article, ni cette habitude. C’est comme « La littérature », qui se prête de sa part à une grande perplexité, au point qu’elle n’en lit pas et préfère manifestement des exercices et des auteurs beaucoup plus lourds : Frederic Jameson ou Žižek ou Stanley Fish. Rien d’arrêté, cependant, dans cette attitude, qui ne relève pas d’une décision, mais d’un constat, assorti d’une question : « Pourquoi l’extrême gauche ne lit pas de littérature ? » Il est probable que lorsqu’on se trouve au milieu du gué ou au « milieu », de quelque manière que ce soit, embarqué, on ne peut s’en remettre qu’à des interrogations. Il est toujours trop tôt ou trop tard et les certitudes deviennent étranges. C’est en partie une question de grammaire, comme pour les articles ou les prépositions – Nathalie Quintane est mal à l’aise avec les prépositions, contrairement à d’autres, comme on sait, dans un domaine dont on pourrait penser qu’il est aussi le sien. Pas seulement, toutefois. Prenez « Le peuple », très sollicité sur l’échiquier politique, de l’extrême droite à l’extrême gauche. Ce n’est pas seulement que « Le » peuple, considéré comme l’entité que cet usage désigne soit une fiction, ce que savent ou devraient savoir même les lecteurs de Rousseau, mais plutôt que le principe dont il fait office dans la pensée politique, conservatrice, progressiste ou insurrectionnelle, ne peut se voir assurer l’existence ou la permanence qu’on serait en droit de supposer. faut-il se trouver pour avoir accès à ce que de tels mots feignent de désigner ou présupposent ? Certainement pas à côté ! C’est pourtant dans cette position que Nathalie Quintane croit se trouver tout en étant embarquée dans une navette qui la place entre des convictions politiquement assez claires et des discours ou des mots qui le sont moins, ceux qui font l’objet de son échange avec Jean-Paul Curnier, par exemple. Les « Grands mots », et donc les grands remèdes, à moins que ce ne soit la déception ou l’amertume ; c’est-à-dire les grandes entités dont on ne sait exactement quoi faire. D’autant que ce n’est ni « Le peuple » qui parle du peuple – comment le pourrait-il ? – ni « Les pauvres » qui parlent des pauvres. À nouveau les prépositions: « pour » par exemple, au sens où Deleuze en parlait (à la place de). Cet inconfort, que je ne fais qu’effleurer, j’ai cru le sentir et le partager au fil des pages, peut-être parce que l’inflation est aujourd’hui à son comble : « La République », « Les Communautés », « Les Quartiers » et j’en passe. Marine Le Pen, comme au début du livre, peut aisément se promener dans cette improbable forêt dans laquelle chacun se perd en feignant de savoir où il se trouve. Il y a un temps pour cela, qui pourrait même se prêter à la rêverie : qu’y a-t-il dans la tête de Marine ? Où l’on s’apercevrait peut-être qu’il ne s’y trouve rien d’exceptionnel, en quelque sens que ce soit. Mais c’est pour cette raison que les mots ont tant d’importance ; on peut en apprécier les effets, à condition toutefois de ne pas se laisser emporter par leur flux. Car lorsque les engrenages tournent à vide, il faut encore songer à les remettre au travail, quitte à les dégommer, comme pour les santons ! Ainsi « insurrections » vaut mieux qu’« insurrection ». Il est question de santons dans le livre de Nathalie Quintane, et de son envie furieuse, un beau matin, de les dégommer. Selon l’endroit où on est né ou celui où l’on vit, on le comprend : à D. ou à M. Mais c’est aussi parce que, où que nous soyons, nous n’en sommes jamais très loin. Car les questions grammaticales que l’usage des mots nous incite à nous poser, les comparaisons qu’ils autorisent ­– la population des santons est plus étendue qu’on ne croit – peuvent aisément migrer vers des questions politiques, comme celles qui concernent l’insurrection ou la « désobéissance civile » ou le « care », dont on voit bien qu’il est aussi un souci de l’État. En lisant ce livre, publié chez un éditeur qui ne cache pas son jeu, je me suis demandé si et en quoi il s’agissait d’un livre politique. Il ne s’agit pas d’un livre militant, pas même d’un livre de conviction ; il peut être énervé, comme pour les santons, et d’opportune manière ; il fait place aussi à des notes qui pourraient s’apparenter à celles de carnets, fortement ancrées dans des paysages géographiques, humains, mentaux, autant que dans des évocations dont l’architecture, entre autres, ou les traces que conservent les villes de leur passé dit toute l’épaisseur sociale ; mais le fond me semble dans l’opportune distance que j’y perçois à l’égard d’un inquestionnement qui ne mine pas seulement le discours politique « ordinaire », celui que certains des mots que j’ai indiqués nous servent à satiété, non sans aggraver le délabrement des institutions et des esprits, mais à l’égard d’une propension à la sacralité qui en est souvent la contrepartie, et à laquelle cède volontiers l’extrême gauche. C’est sans doute pourquoi ce livre, d’apparence paisible, jusque dans le récit de la visite de MLP à D. sur lequel il s’ouvre, est aussi un livre de l’intranquillité. Mais comme l’indique brièvement l’auteur dans les dernières lignes, rien n’exclut que l’Histoire s’extraie des oubliettes où elle a été jetée, et qu’alors « l’extrême gauche [puisse] enfin relire de la littérature ».




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La Fabrique
208 p., 13,00 €
couverture