Aram Saroyan : Poèmes électriques / Quatre poèmes

 
par David Lespiau

a j u
s t e
men
t . .

Que se passe-t-il dans une phrase ? Quel espace, jeu – syntaxiquement, sémantiquement, visuellement – faut-il agencer entre chaque mot pour que quelque chose se passe, se mette en place, que le lecteur pourra vivre comme expérience esthétique ? Les poèmes minimaux d’Aram Saroyan (né à New York en 1943) sont des agencements dans la page, ou vers, ou phrase, de très peu de mots – voire d’un seul – légèrement traités par la ponctuation, la césure, l’intervention typographique. La forme est brute – cette écriture à la machine revendiquée1 – et vertigineusement simple : trop délicate pour être vraiment rattachée à la poésie visuelle (pas réellement « d’effet » ou « d’idée » ici) ou à la poésie concrète (pas de retour à une « force première » du mot), même si elle en présente beaucoup d’aspects. Aram Saroyan organise quelques accidents, événements, à l’échelle du mot ou du groupe de mots, qui relèvent pour l’auteur de la micro-chirurgie (« FÉVRIER EST PASSÉ / sur cette machine », « Mon orchestre / est / prêt ») et pour le lecteur de syncopes éclairs (« opéra / du système / nerveux ») ; mais il peut aussi organiser leur absence, l’absence d’écart ou d’accident, pour revenir à la simple potentialité sémantique permise par la syntaxe : « quelque chose bouge dans le jardin un chat », « incompréhensibles oiseaux »…
Je ne sais pas exactement ce qui se passe ici, si ce n’est que chaque mot est posé à chaque place comme une hypothèse, un essai d’agencement en équilibre, perçu comme assez juste pour être tenté, testé, proposé. Le mystère étant le plaisir et la facilité avec lesquels le lecteur partage l’expérience ; sans savoir si cet aspect brut du texte tapé à la machine à écrire – machine à ralentir, à dépersonnaliser, à espacer – est réellement la bonne piste pour comprendre. Lettre enclenchée par lettre enclenchée, frappée, pour une sensation privilégiée d’agencer des syllabes mentales, acoustiques, pneumatiques ?2 Le caractère machine comme une zone de contact sensorielle – visuelle, presque haptique – entre auteur et lecteur, qui faciliterait une fiction littérale, la fiction même d’écrire, d’avoir écrit, que pourrait vivre le lecteur ? L’espace régulier entre les lettres, les signes, qui rend sur-présente la potentialité de leur combinatoire ? Tout à la fois, même si l’essentiel est sans doute ailleurs, logé dans le choix de la simplicité pure, de l’immédiateté de l’expérimentation – gratuite, ludique, violente, extrêmement sérieuse, comme « t / oi » – qui entraîne des déconnexions propres à revivifier notre rapport au langage.

Il faut se jeter sur ces deux parutions, ou partitions – sélection et traductions de Martin Richet issues de Pages (Random House, 1969), Electric forms (Tom Clark’s ALL STARS, 1972), The Rest (Telegraph Books, 1971)… –, et dans l’attente d’autres traductions se procurer les Complete Minimal Poems réunis par Ugly Duckling Presse en 2007.
Aram Saroyan vit aujourd’hui à Los Angeles, il ne semble plus écrire de poèmes minimaux, mais des récits, des biographies, des essais, des pièces de théâtre ; toujours « Insiste / sur / certaines / choses », très probablement.3




Share on FacebookTweet about this on TwitterPin on PinterestShare on TumblrEmail this to someone
Poèmes électriques
Traduction de Martin Richet
Héros-Limite
96 p., 14,00 €
Quatre poèmes
Traduction de Martin Richet
Jacataqua
6 p. au format PDF, hors commerce
sur demande
couverture

Sauf indications contraires, citations extraites des Poèmes électriques.

1. Saroyan : « J’écris à la machine, presque jamais à la main (j’y arrive à peine, j’ai tendance à dessiner les mots) et ma machine – une vieille Royal Portable rouge – exerce la plus grande influence sur mon œuvre. Le capot rouge donne le ton, fait le bonheur des yeux. Les caractères sont ordinaires, s’ils changeaient de style, j’écrirais des poèmes (subtilement) différents. Et quand le ruban s’use mes poèmes changent, j’en suis sûr. »

2. Robert Duncan, cité à la fin de Quatre poèmes : « Éprouver les possibilités offertes par l’espacement régulier de la machine à écrire, sa police non-proportionnelle. (…) Il a fallu attendre Aram Saroyan pour qu’un poète reconnaisse dans la machine à écrire le véritable instrument annoncé par Charles Olson ».

3. Voir aussi : Site d'Aram Saroyan et Aram Saroyan sur Ubuweb