par Tristan Hordé
Luc Bénazet continue ses réflexions de poète – sans doute inachevables – sur la langue, entreprises avec nÉcrit (2009) et poursuivies notamment avec La vie des noms (2013). Il a retenu dans Articuler une organisation particulière : trois types de séquences de contenus différents, numérotées, chacune distinguée par la typographie, apparaissent selon un ordre qui épuise les possibilités de combinaison, soit : 1-2-3 / 1-3-2 / 3-1-2 / 3-2-1 / 2-3-1 / 2-1-3 /, cet ensemble se répétant une fois. Il s’agit de « dire les états d’une langue » (1), « d’improviser une parole » (2), et d’« inventer les pouvoirs d’une phrase » (3).
Ce livre complexe tourne autour de ce qui est désigné par « état de langue » à un moment donné, véritable « instrument d’un pouvoir » qui postule l’unité de la langue. C’est là marquer la division sociale des parlers et le fait que la « langue de pouvoir » s’impose et les fait disparaître en tant que parlers possibles ; un « état de langue général, / valant pour tous, [...] dispenserait chacun de découvrir les états de langue / qui le gouvernent, intérieurs ». Tout se passe comme si la langue dominante était une donnée, le « centre se donn[ant] pour n’être de personne ».
Quoi de plus violent que le refus, par là, de tout « parler singulier », c’est-à-dire de ce qui caractérise l’humain, le « pouvoir d’articuler ». Ce qui se passe en réalité dans l’usage de la langue, c’est le refus constant de l’immobilité ; il s’agit toujours de changer, de ne jamais accepter ce qui est prétendument la norme. « (...) dynamique, sans cesse / l’articulation est vitale », elle s’oppose à l’image du froid, de l’immobilité – de la mort – de ce que cherche à imposer le « bien dire » pour taire tout plaisir à user de la langue en tous sens, à l’ouverture vers l’autre, à l’échange sans fin.
Aux propositions proprement politiques du texte s’ajoutent dans la seconde partie des éléments qui, lus à voix haute, font apparaître ce que peut être le refus de la fermeture dans un état de langue : les mots se forment avec des ratés, des hésitations, des reprises et, ainsi, est mimée une naissance de la parole, toujours à inventer.