Ovide : Les Métamorphoses

 
par Jean Todrani

Liber Novus

 L’édifice mythologique ressemblerait à une polyphonie : il paraît tout prononcer mais c’est sous le masque. Pour l’interpréter, il faut en être par l’imaginaire ou la conviction d’écriture, faire résonner la partition au-delà de ses signes, tel l’art de la traduction, telle la démonstration opiniâtre qu’en fait Danièle Robert.
Les Métamorphoses, œuvre majeure de la littérature latine, sont désormais pour nous connaissance agréable, réveil et saveurs, jeux d’amour et jeux de guerre aux chairs exaltées. Nous hésitons entre histoire et mythe, entre ce qui vient de la mythologie grecque et ce qui est de l’histoire de Rome, toutes deux mêlées. La narration des faits de guerre, par leur sublime violence, rejoint la complexité savoureuse des pages mythiques. Peut-être la mémoire finit-elle par ne pouvoir les séparer !
Donc, une œuvre considérable : 11 996 vers, des récits allant de la création du monde au temps des premiers Césars, une encyclopédie, une saga ; à la charnière du siècle zéro, une masse de documents sur fond d’intrigues, de péripéties amoureuses. Pour compléter le tableau, l’œuvre singulière d’un poète galant, réputé érotique, réputé subversif. Quelque temps après ces Métamorphoses, ce fut pour Ovide l’exil définitif loin de Rome : Sade à la Bastille ! L’ordre moral nouvellement établi ne pouvait souffrir la provocation du libertinage – chemin, on le sait, de toute subversion.
Aujourd’hui nous arrive cette traduction intégrale, sertie d’une présentation, de notes, d’une carte, d’un répertoire des noms propres. Une manifestation. La légitime revendication d’une latiniste peut-être déconcertée par la misère des versions en français jusqu’ici en nos mains. Réplique étonnante, critique en action, sans aucun doute méditée (un si long travail !) : voilà 11 996 vers ; la symétrie est parfaite, vers pour vers. Louons ce choix du maintien de la versification qui restitue si minutieusement les colorations du texte latin. Ouvrage passionné révélant tous les niveaux du poème d’Ovide (l’esprit de notre temps se réjouira de ces dispositions). Mais il s’agit de plus que d’une symétrie : d’une leçon.
En effet, à considérer le patrimoine de nos traductions officielles, c’était bien l’esprit du texte mis à mal par ses opérateurs mêmes. On demeure stupéfait devant l’obstination à rester fidèle à une latinité d’école inerte et impavide, comme si les mortels de Rome étaient nés morts ! Or, le travail de Danièle Robert est un travail d’écrivain, exactement composé comme un poème original. Le lecteur devra passer par le sensible, le sensuel, les corps étreints, la montée du désir, la brûlure de son envol, la souffrance des combats. On y est. Nous sortons du marbre, le texte ne nous épargne pas. Toutes les figures animées du plaisir vont au terme, la métamorphose, la sanction après la faute ; la page en est troublée et les mots choisis vont porter ce trouble à son comble. La mythologie devient un champ de mines.
Décidément, le lexique de la traduction est cruel, au sens racinien du terme : ainsi, on suivra le martyre voluptueux de l’inceste de Myrrha et de son père, la drôlerie des manières de table de Pythagore, la préparation au banquet de Philémon et Baucis, le lent golgotha d’Orphée jusqu’à la mort. Sous le couvert de la légende, la mythologie sera prétexte à tout exhiber. Il n’est pas interdit de penser, par exemple, que les personnages portaient en eux déjà cette forme, cette nouvelle naissance de leur métamorphose ; chaque événement en serait un exemple. Danièle Robert atteint vite le chant, notre lecture en sera la découverte : à chaque page, à chaque évocation, le rythme poétique soutiendra violences, souffle coupé, remuement charnel.
Chant, il est vrai, mais de beauté, de fulgurance dans le spectacle d’un présent magique ; beauté érotique souvent : ce sont des corps en force, excités par leur suppliciant destin. Citons encore l’épisode de Salmacis et Hermaphrodite dans lequel, au paroxysme de la volupté, les corps se mêleront pour n’en faire plus qu’un1. La fusion des deux sexes n’est-elle pas la finalité du couple ? Cette soudure plaît à Danièle Robert. Là est la gravité de la traduction : suivre le relief du texte latin, en cerner les audaces pour atteindre la conduite au sommet de l’émotion ressentie. De là vient ce plaisir qui nous prend à relire, chercher satisfaction.
Ce monde, en apparence, est-il si loin du nôtre ? On sait combien ces Métamorphoses furent lecture tourmentée au Moyen Âge. Il n’est pas interdit de penser que la chrétienté y prit paraboles et règles – avec peut-être une nostalgie de cet enfer païen ? Le plaisir, la transgression, la faute, la sanction divine sont là ; rien de l’humaine condition ne sera oublié. Dans les interventions miraculeuses, on flaire un parfum de magie (Ovide avait, paraît-il, écrit une Médée). C’est l’alchimie des corps entre eux. Mise à part une certaine jubilation au plaisir, quelle serait l’ambition d’Ovide (et de Danièle Robert, qui consacra sept ans à ce travail) ? Multiplier les formes de la pulsion, prouver à l’évidence que nous sommes tels. Les héros évoqués ne sont pas des monstres mais des corps complets, exaltés, séduisants, jusqu’à l’algolagnie de la dernière heure.
Cette lecture que nous avons plutôt orientée vers la polyphonie amoureuse, laissant volontairement à plus tard le pólemos, l’événement « historique », cette lecture ouvre un champ inestimable à la réflexion… Matériau pour la psychanalyse, sans doute, mais surtout exhumation des saveurs, rayonnement de la beauté ; rien ne sera dit de la mort ou de la décomposition (privilège de la future chrétienté). Ce sera un voyage totémisé de la frénésie amoureuse, passant par l’orgasme de la métamorphose.
Dans les mêmes eaux, et par la même traductrice, nous avions retrouvé L’Art d’aimer2 ; nous y sommes encore. Donc, un événement de pensée, restauration de l’un et de l’autre. On a commencé cette lecture dans l’étonnement pour la poursuivre dans l’enquête ! Là où, dans les précédentes traductions, nous n’avions que discours, nous avons ici retrouvé le poème !
Saluons enfin la constance d’écriture, une égalité d’humeur, une légèreté de plume, presque d’allégresse. Il est vrai que Danièle Robert est écrivain : son verbe a fait des Métamorphoses un livre nouveau.




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Liber Novus

 L’édifice mythologique ressemblerait à une polyphonie : il paraît tout prononcer mais c’est sous le masque. Pour l’interpréter, il faut en être par l’imaginaire ou la conviction d’écriture, faire résonner la partition au-delà de ses signes, tel l’art de la traduction, telle la démonstration opiniâtre qu’en fait Danièle Robert.
Les Métamorphoses, œuvre majeure de la littérature latine, sont désormais pour nous connaissance agréable, réveil et saveurs, jeux d’amour et jeux de guerre aux chairs exaltées. Nous hésitons entre histoire et mythe, entre ce qui vient de la mythologie grecque et ce qui est de l’histoire de Rome, toutes deux mêlées. La narration des faits de guerre, par leur sublime violence, rejoint la complexité savoureuse des pages mythiques. Peut-être la mémoire finit-elle par ne pouvoir les séparer !
Donc, une œuvre considérable : 11 996 vers, des récits allant de la création du monde au temps des premiers Césars, une encyclopédie, une saga ; à la charnière du siècle zéro, une masse de documents sur fond d’intrigues, de péripéties amoureuses. Pour compléter le tableau, l’œuvre singulière d’un poète galant, réputé érotique, réputé subversif. Quelque temps après ces Métamorphoses, ce fut pour Ovide l’exil définitif loin de Rome : Sade à la Bastille ! L’ordre moral nouvellement établi ne pouvait souffrir la provocation du libertinage – chemin, on le sait, de toute subversion.
Aujourd’hui nous arrive cette traduction intégrale, sertie d’une présentation, de notes, d’une carte, d’un répertoire des noms propres. Une manifestation. La légitime revendication d’une latiniste peut-être déconcertée par la misère des versions en français jusqu’ici en nos mains. Réplique étonnante, critique en action, sans aucun doute méditée (un si long travail !) : voilà 11 996 vers ; la symétrie est parfaite, vers pour vers. Louons ce choix du maintien de la versification qui restitue si minutieusement les colorations du texte latin. Ouvrage passionné révélant tous les niveaux du poème d’Ovide (l’esprit de notre temps se réjouira de ces dispositions). Mais il s’agit de plus que d’une symétrie : d’une leçon.
En effet, à considérer le patrimoine de nos traductions officielles, c’était bien l’esprit du texte mis à mal par ses opérateurs mêmes. On demeure stupéfait devant l’obstination à rester fidèle à une latinité d’école inerte et impavide, comme si les mortels de Rome étaient nés morts ! Or, le travail de Danièle Robert est un travail d’écrivain, exactement composé comme un poème original. Le lecteur devra passer par le sensible, le sensuel, les corps étreints, la montée du désir, la brûlure de son envol, la souffrance des combats. On y est. Nous sortons du marbre, le texte ne nous épargne pas. Toutes les figures animées du plaisir vont au terme, la métamorphose, la sanction après la faute ; la page en est troublée et les mots choisis vont porter ce trouble à son comble. La mythologie devient un champ de mines.
Décidément, le lexique de la traduction est cruel, au sens racinien du terme : ainsi, on suivra le martyre voluptueux de l’inceste de Myrrha et de son père, la drôlerie des manières de table de Pythagore, la préparation au banquet de Philémon et Baucis, le lent golgotha d’Orphée jusqu’à la mort. Sous le couvert de la légende, la mythologie sera prétexte à tout exhiber. Il n’est pas interdit de penser, par exemple, que les personnages portaient en eux déjà cette forme, cette nouvelle naissance de leur métamorphose ; chaque événement en serait un exemple. Danièle Robert atteint vite le chant, notre lecture en sera la découverte : à chaque page, à chaque évocation, le rythme poétique soutiendra violences, souffle coupé, remuement charnel.
Chant, il est vrai, mais de beauté, de fulgurance dans le spectacle d’un présent magique ; beauté érotique souvent : ce sont des corps en force, excités par leur suppliciant destin. Citons encore l’épisode de Salmacis et Hermaphrodite dans lequel, au paroxysme de la volupté, les corps se mêleront pour n’en faire plus qu’un1. La fusion des deux sexes n’est-elle pas la finalité du couple ? Cette soudure plaît à Danièle Robert. Là est la gravité de la traduction : suivre le relief du texte latin, en cerner les audaces pour atteindre la conduite au sommet de l’émotion ressentie. De là vient ce plaisir qui nous prend à relire, chercher satisfaction.
Ce monde, en apparence, est-il si loin du nôtre ? On sait combien ces Métamorphoses furent lecture tourmentée au Moyen Âge. Il n’est pas interdit de penser que la chrétienté y prit paraboles et règles – avec peut-être une nostalgie de cet enfer païen ? Le plaisir, la transgression, la faute, la sanction divine sont là ; rien de l’humaine condition ne sera oublié. Dans les interventions miraculeuses, on flaire un parfum de magie (Ovide avait, paraît-il, écrit une Médée). C’est l’alchimie des corps entre eux. Mise à part une certaine jubilation au plaisir, quelle serait l’ambition d’Ovide (et de Danièle Robert, qui consacra sept ans à ce travail) ? Multiplier les formes de la pulsion, prouver à l’évidence que nous sommes tels. Les héros évoqués ne sont pas des monstres mais des corps complets, exaltés, séduisants, jusqu’à l’algolagnie de la dernière heure.
Cette lecture que nous avons plutôt orientée vers la polyphonie amoureuse, laissant volontairement à plus tard le pólemos, l’événement « historique », cette lecture ouvre un champ inestimable à la réflexion… Matériau pour la psychanalyse, sans doute, mais surtout exhumation des saveurs, rayonnement de la beauté ; rien ne sera dit de la mort ou de la décomposition (privilège de la future chrétienté). Ce sera un voyage totémisé de la frénésie amoureuse, passant par l’orgasme de la métamorphose.
Dans les mêmes eaux, et par la même traductrice, nous avions retrouvé L’Art d’aimer2 ; nous y sommes encore. Donc, un événement de pensée, restauration de l’un et de l’autre. On a commencé cette lecture dans l’étonnement pour la poursuivre dans l’enquête ! Là où, dans les précédentes traductions, nous n’avions que discours, nous avons ici retrouvé le poème !
Saluons enfin la constance d’écriture, une égalité d’humeur, une légèreté de plume, presque d’allégresse. Il est vrai que Danièle Robert est écrivain : son verbe a fait des Métamorphoses un livre nouveau.

Traduit du latin, présenté et annoté par Danièle Robert Édition bilingue
Actes Sud
« Thesaurus »
2001
732 p., 25,00 €
couverture

Cet article de Jean Todrani a été initialement publié dans La Polygraphe n° 22-23, deuxième trimestre 2002, p. 253-256.
Il devait paraître dans le dossier CCP 33 Danièle Robert / Ryoko Sekiguchi

1. Ovide, « Salmacis et Hermaphrodite », traduit du latin et présenté par Danièle Robert, édition bilingue, La Polygraphe n° 6, premier trimestre 1999, p. 887-893.

2. Ovide, L’Art d’aimer, traduit du latin et préfacé par Danièle Robert, La Différence, « Orphée » n° 104, 1991.