Contre-mur éditions

 
par Hervé Laurent

Feuilles en boucles au bord de la piscine,
(pour une écologie de la poésie numérique)

Caroline Scherb (à la console) et Nicolas Tardy, après avoir impeccablement publié quelques mémorables poèmes à mettre au mur, inaugurent avec trois titres une collection de livres numériques.

Apnée est un vrai faux mini road-movie au féminin. La narratrice prend le large pour se retrouver (d’ailleurs) immédiatement à l’étroit, avec pour unique arme son écriture et peu de bagages, parmi lesquels un prémonitoire maillot de bain. Son nouveau nid, vite trouvé, n’a rien d’engageant, ça tombe bien, ne s’agit-il pas plutôt pour elle de se dégager ? Avec son final drôle et glaçant, cette plongée en apnée dans un contexte plutôt hostile passe du mode métaphorique au mode littéral avec une brutalité qui donne à penser. Le tout porté par une prose alerte et allègre, qui se ressource à sa propre énergie renouvelable : c’est ce qu’on pourrait appeler l’écologie de la fiction.

Dans Fausses boucles, on retrouve avec beaucoup de plaisir l’agilité verbale de Bruno Fern : ses suites de poèmes de six vers inscrivent sur la « page » numérique une forme quasi circulaire, une bulle de sens, prête à crever aussitôt qu’éclose. Le premier et le dernier vers, réduits à deux syllabes1, sont homophones. Pour passer de l’un à l’autre le poème développe une courte transition, souvent cocasse, et jouant sur les surprises de la césure pour faire bifurquer, ou du moins multiplier le sens, jamais le fixer, jamais le boucler. Paradoxe apparent : l’enclos de la contrainte2 garantit l’ouverture du poème.

Si Apnée et Fausses boucles restent proches de l’opus papier (les deux pourraient bien exister ainsi), Ian Monk met pleinement à profit la spécificité numérique pour nous entraîner dans un parcours non linéaire. On a le choix de suivre la numérotation des pages mais on peut lui préférer une lecture dérivant entre des blocs de textes que relient des haïkus présentés par l’auteur comme des « ponts ». Emprunter un pont c’est aussi changer de langue, le texte original étant écrit en français ou anglais3, alors que les ponts sont systématiquement traduits. Du coup, ces échangeurs font penser à ces arches piranésiennes qui démultiplient les passages dans un univers à multiples niveaux. Il en résulte une disparition des repères implicites liés à une lecture linéaire tandis qu’est renforcée l’efficacité d’une écriture qu’on savait déjà mobilisée par la violence du monde contemporain, fouillant la trivialité du quotidien, son enlaidissement systématique, sa beauté sauvage, exposant avec crudité les désirs et les conflits qui animent des sujets entravés par les déterminismes sociaux. Une poésie de l’urgence.




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Corinne Lovera Vitali
Apnée
Contre-mur
Livre numérique
47 p., 2,99 €
couverture
Bruno Fern
Fausses boucles
Contre-mur
Livre numérique
64 p., 2,99 €
couverture
Ian Monk
Les feuilles du yucca – Leaves of the yucca
Contre-mur
Livre numérique
199 p., 4,99 €
couverture

1. À l’exception notable de la paire, monosyllabique, – non ? / nom.

2. Étrangement, Bruno Fern écrit « La contrainte d’écriture utilisée ici est à ma connaissance inédite. » On ne peut pourtant s’empêcher de penser que, pourvue d’indéniables raffinements, elle reprend celle qu’expose Raymond Roussel dans « Comment j’ai écrit certains de mes livres » – pour ne citer que lui !

3. Une traduction intégrale des parties françaises en anglais et inversement est donnée à la suite du texte.