Ron Silliman : You

 
par David Lespiau

Bruit blanc

« Consignation d’une année, 1995, un paragraphe par jour, une section par semaine »1, paragraphe composé d’une ou de quelques phrases2 sans rapport entre elles, simplement juxtaposées. Chaque phrase, souvent au présent de l’indicatif, recueille une observation, une perception, un fait, ou teste une formulation. Cette collecte d’objets de pensée en tracent le travail – « Ma préférence pour une poésie qui se comprend comme documentation de la pensée »3 –, et mesure les rapports qui s’établissent entre eux dans cet espace, chaque page, ce livre. « Les objets dans le texte paraissent plus proches qu’ils ne le sont. À chaque paragraphe sa boîte de dialogue, à chaque mot. Le livre comme groupe de discussion secret. »4 « Chaque phrase comprise comme boîte de dialogue »5. Les points à la fin des phrases les articulent dans le paragraphe ; les blancs entre les paragraphes les articulent dans la page. Le rythme dépendra de la forme des phrases, particulièrement de l’alternance irrégulière entre formes nominales et verbales ; ou entre absence et présence d’article, avant le nom, comme premier mot de la phrase ; ou enfin, si article il y a, du balancement entre article défini et indéfini – ces deux derniers réglages, notamment, entraînant des nuances de sens et d’intonations dont la gamme est sans fin. Et tout le protocole d’écriture accueille bientôt un type spécifique de couleurs, de scintillement ou de grésillement – kaléidoscope, ou radio dont on parcourrait les ondes…, le paragraphe perçu tour à tour comme scène, cadre, récepteur… — qui tient à la gamme très large des perceptions, des sensations physiques traversées et retranscrites, ou à peine touchées, évoquées, défilant rapidement. Jusqu’à ce que leur accumulation et la régularité de leur agencement finissent presque par les lisser. Homogénéité d’un défilement de l’hétérogène – c’est ce qui est très beau, malgré ou grâce à toute la variété du lexique, comme un arpentage serein de l’ensemble de l’expérience humaine – jusqu’à faire voir ou entendre autre chose. « Bande passante du poème. »6 « À la radio, rien que du bruit blanc (le récepteur fait le tour de toutes les fréquences avant de capter un signal lointain et brouillé). »7 Ici le tour des fréquences est continu, mais les signaux sont toujours clairs – peut-être légèrement déshumanisés ; comme si le texte ou son agencement les avait vidés. « Dehors, empreintes dans la neige, aucune n’est humaine »8. Comme si les figures et les objets finissaient par ne jouer essentiellement qu’entre eux… Il y a une forme de tristesse infra-mince dans ce livre, qui semble liée à ça. Une vie remplacée par ses variations – comme s’il n’y avait plus que cette forme, cette vibration, qui pouvait être saisie, captée. Mais c’est aussi la sensation que tout a une même valeur, que tout est sur un même plan : le plan du déroulement temporel implacable, non masqué, sans tentative de dépassement, juste utilisé comme cale ou table, pour voir, pour écrire9 ; ou le pur plan de la grammaire ? Avec, entre ces deux plans, la projection mentale réalisée, phrasée – phrase où du temps mental, différent du temps physique, est réinjecté. Projection du désenchantement retourné en chance, en travail d’observation muet, mat, précis, parfois légèrement moqueur, souriant. Un paragraphe par jour, pour recommencer à chaque fois le pari d’un artefact poétique, faire vivre une forme éphémère en adéquation avec la pensée en mouvement ; mais surtout capter ainsi les écarts entre chaque essai qui dessinent en creux une forme autre, continue ; celle d’une vie de l’esprit, individuelle, en miroir – Toi –, poursuivant elle-même son battement entre inscription et effacement.




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Traduit de l’anglais par Martin Richet
Vies parallèles
104 p., 18,00 €
couverture

1. Postface de Ron Silliman, p. 99.

2. Note du traducteur dans la postface, p. 98 : « la “Nouvelle Phrase”, définie par un essai de Ron Silliman qui porte ce titre, se conçoit comme une unité indépendante, sans relation temporelle ou causale aux phrases qui la précèdent et la suivent. Comme un vers dans un poème, sa longueur et déterminante, et son sens dépend du système d’organisation qu’est le paragraphe. »

3. p. 98.

4. p. 63.

5. p. 73.

6. p. 29.

7. p. 63.

8. p. 94, dernière phrase du texte.

9. Y croisant Olson, Spicer, Duncan…