par Mathias Lavin
Pour ceux qui l’ignoreraient, Le Sang des bêtes (1949) est un court métrage de Georges Franju consacré aux abattoirs parisiens à l’époque où ils occupaient encore les portes de la Capitale. Comme Muriel Pic l’explique dans ses « Notes » conclusives, sa découverte récente du film était motivée en premier lieu par des raisons professionnelles (des recherches portant sur l’origine de la comparaison entre les camps nazis et les abattoirs). Et le choc de cette vision bouleversante lui a imposé une expérience d’écriture que l’on voit se développer dans plusieurs directions.
Le livre offre ainsi un travail d’enquête sur le court métrage de Franju, qui semble traditionnel dans sa modalité, mais dont nous n’avons en fait que quelques traces (notamment des archives photographiques). Il est très troublant de bénéficier ainsi d’une sorte de rebut appartenant à une recherche académique qui reste hors champ.
Il s’agit par ailleurs d’une analyse du film menée dans une perspective à la fois historique (qu’est-ce que filmer l’abattage des bœufs ou des moutons après les crimes nazis ?) et actuel (quel rapport au sacrifice se joue dans notre société et quelle est notre relation aux animaux ?). L’ouvrage participe à cette alliance, souvent périlleuse, entre l’articulation d’un style traduisant une émotion et une véritable compréhension du film. Muriel Pic y arrive de manière convaincante en privilégiant le montage : c’est notamment la juxtaposition de fragments littéraires, très divers (de Walser à La Rochefoucauld, de Montaigne à Michaux, etc.), et d’évocations laconiques du Sang des bêtes qui devient facteur d’intelligibilité. Si dans la littérature cinématographique, la monographie sur un film est devenue un genre éditorial où il est fréquent que l’empathie ou l’affect soient mis en avant au détriment d’autre chose, ici l’auteur trouve un ton adéquat. Cela est dû à sa méthode expérimentale où, justement, l’émoi profond est travaillé par la réflexion et le savoir.
Enfin, et ce n’est pas l’aspect le moins important, Muriel Pic se livre à une discrète introspection traçant les linéaments d’une histoire familiale qu’on devine tourmentée – ou peut-être n’est-elle que banale mais elle devient extraordinaire d’être ainsi ressaisie dans des éclats singuliers. Le lien associatif entre le film et la mémoire est explicite puisqu’enfant elle vécut dans la banlieue lyonnaise à proximité d’un abattoir. Mais moins qu’un récit ou qu’un témoignage, ce sont des épiphanies, des éclats de mémoire qui composent les passages les plus personnels. On pense à Sens Unique et à Enfance berlinoise, de Benjamin, auteur d’ailleurs traduit et commenté par la germaniste qu’est Muriel Pic.
Le plus surprenant dans ce livre bref et admirable, reste la façon dont ces divers fils, séparés pour les besoins de la présentation, s’entremêlent, faisant osciller en permanence le lecteur entre la souffrance et l’apaisement.
88 p., 16,00 €