par Lotfi Nia
C’est un recueil d’extraits littéraires, textes dans lesquels des auteurs saisissent des manières d’habiter, l’espace et les particularités de certains lieux. Il y a beaucoup de proses, écrites en français ou traduites d’autres langues. Ces textes sont le plus souvent tirés de romans, parfois de journaux ou textes autobiographiques. On trouve quelques poèmes, des vers.
C’est une anthologie, nous dit-on en sous-titre. Organisée par ordre alphabétique thématique, plutôt que par auteur. Le choix des textes est présenté comme subjectif et personnel, réalisé sur une longue période, par un écrivain sensible à la question des espaces urbains parce que chercheur en anthropologie urbaine.
L’ouvrage, intitulé L’impossibilité du vide, est présenté comme une reproduction éditorialisée d’un autre livre, livre intime à usage personnel, carnet, livre unique comme le sont les livres d’artiste, « gros cahier organisé comme un répertoire », dans lequel Jean-Charles Depaule consigne, « depuis le début des années quatre-vingt », fragments de textes littéraires – écrits aux XIXe et XXe siècles pour la plupart – sur l’espace, surtout urbain, moderne.
Il s’agit de prélèvements, citations plus ou moins longues, allant de 2 à 40 lignes, qui représentent des villes, des quartiers : Alger, Neauphle, La Goutte-d’Or, Lisbonne, Athènes, Marseille, Barcelone, Beyrouth, Biarritz, Boston, Le Caire, Charenton, Deauville, Gibraltar... Mais on y trouvera aussi un corridor, un banc ou une gare non localisés – certains espaces de ces villes donc (Bar, Étage, Gare, Ranch), ou certaines des choses qui organisent des espaces (Fenêtre, Moucharabieh, Piano, Objet, Baignoire).
Un bon nombre des entrées sont, par ailleurs, des verbes. Ils renvoient à des actions que l’on fait en ville (Contempler, Déménager, Entendre, Fermer, Miauler) mais aussi à des manières de penser, dire, mettre en récit, écrire ou imaginer l’espace : Nom, Comparaison, [se] Figurer, Mot…
Tant que nous demeurâmes dans le vieux quartier, personne de nous ne prononça jamais les mots de Metropolitan Avenue : la rue restait pour nous North Second Street, bien qu’elle eût officiellement changé de nom.
Henry Miller
Salle de bain est tout à la fois un espace urbain, un ensemble d’objets (baignoire, « tabouret de bois rond percé d’un rond au centre », robinet, chauffe-eau…), des usages sociaux, des gestes singuliers et un mot. L’impossibilité du vide est aussi une interrogation et un amusement devant l’usage littéraire d’un certain type de mots, les mots de l’espace de nos villes.
Le sous-titre annonce : « Une anthologie littéraire des espaces de la ville ». Anthologie donc, plutôt que dictionnaire, car ce n’est ni le mot ni la chose qui sont décrits ou analysés. Ici sont exhibés des usages littéraires de mots, usages littéraires qui essayent de rendre des usages singuliers des lieux.
On pourrait parler d’anthologie analogique, dans la mesure où le mot est approché aussi au moyen d’un contexte de renvois, il est envisagé dans des champs sémantiques d’autant plus visibles dans le cas de mots comme « Angle de rues » auquel ne correspondent pas d’article-citation mais une liste de renvoi à d’autres entrées
Angle de rues : voir aimer, [s’]appeler, imaginer, réciter.
Aucun des mots des villes n’est entouré de vide. Ce sont comme des mots-carrefour.
Carrefour : voir appartenir, printemps, quartier, revoir, [se] transformer.
Ce système de renvois donne à voir un mot dans une constellation, mais il permet aussi une circulation de lecture qui n’est ni linéaire ni totalement aléatoire. Ce sont comme des propositions de parcours, des pistes. Des tunnels ou passerelles de lecture. En ce sens, cette anthologie a des ressources de littérature potentielle.
À l’inverse de ces constellations de mots, un même mot est parfois associé à deux extraits. À Maison [1] on trouvera un texte de Mohamed Dib, à Maison [2] un texte de John Steinbeck. Le mot « maison » s’en trouve épaissi, il apparaît « feuilleté » ou « tremblé » dit l’auteur de cette anthologie.
Dans la postface de L’impossibilité du vide, Jean-Charles Depaule invite à porter un regard décentré et critique sur les textes de l’anthologie : s’intéresser à comment ils disent la ville, ses mots. Se dessine là une Poétique (au sens où Aristote a fait une Poétique) de l’écriture de l’espace urbain dont les figures primitives sont la dénomination, la tautologie, le jeu de mot et la description. Au-delà (ou en deçà) d’une poétique, l’écrivain ne faisant rien d’autre que ce que l’on fait communément en parlant de la ville, J.-C. Depaule ébauche une philosophie du langage en lien avec la spatialité moderne. Que fait-on lorsque nous parlons de notre habitat.