Jacques Jouet : Le Bourgeois versifié

 
par Alexandre Ponsart

« Quelle chienne de chose que la prose ! Ça n’est jamais fini ; il y a toujours à refaire. Je crois pourtant qu’on peut lui donner la consistance du vers. Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore. Voilà du moins une ambition. » Gustave Flaubert, lettre du 22 juillet 1852 à Louise Colet.

Et quelle ambition ! Vouloir transformer de la prose en vers tout en gardant la musicalité des mots. C’est dans un « Au lecteur », que Jacques Jouet nous explique l’origine de son livre. « Je n’avais pas (…) d’autre intention que de ‘traduire’ en alexandrins la fin de la scène 4 de l’acte II du Bourgeois gentilhomme pour la drôlerie du paradoxe formel qui s’ensuit. (…) Sans trop le dire, j’avais en tête de faire la pièce entière, ayant du mal à me décider, pressentant l’ampleur de la tâche ».

C’est l’alexandrin (dont l’importance est capitale) qui donne le rythme et la musique au texte. « On comprendra que je tiens l’alexandrin pour un vers actif, aujourd’hui, parmi d’autres, et non des moindres, aussi vrai que la ‘cadence nationale’, comme dit Mallarmé, est dans la mémoire de la langue française, à mon avis inarrachable, quel que soit le pouvoir de la merdonité. » Un des passages les plus réussis est la découverte par Monsieur Jourdain de ce qu’il parle en prose ; le tout en de jolis alexandrins.

Maître de philosophie.

Écoutez-moi, Monsieur : tout ce qui n’est point prose
Est sans conteste vers ; bien sûr cela suppose
Que l’on peut renverser la proposition :
Le non-vers sera prose, et sans exception.

Monsieur Jourdain.

Qu’est-ce donc que je parle en ce présent moment ?

Maître de philosophie.

De l’excellente prose, incontestablement !

Monsieur Jourdain.

Quoi ? quand je dis : « Nicole, apportez mes pantoufles
Et mon bonnet de ski, mes après-ski, mes moufles ! »
C’est toujours de la prose ?

Maître de philosophie.

Hé oui, Monsieur.

Monsieur Jourdain.

Seigneur !

Voilà plus de trente ans que, piètre bredouilleur,
Je disais de la prose et de toute inconscience !
Je vous suis obligé de votre complaisance.
Mais je vais revenir à mon petit billet.
Je voudrais seulement que, dedans, il y ait :
Me font mourir d’amour, vos yeux, belle Marquise.
Mais je le voudrais dit d’une façon exquise.

Maître de philosophie.

Mettez qu’un diamant dans son œil a des feux
Que ne saurait calmer le pompier de ces lieux ;
Que vous souffrez, dès l’aube et jusqu’au crépuscule…

Monsieur Jourdain.

Non, non, non, non, non, non, ce serait ridicule,
Cherchez mieux, s’il vous plaît, je ne veux point cela.
Je veux ce que j’ai dit, sans plus de tralala :
Me font mourir d’amour, vos yeux, belle Marquise.

Maître de philosophie.

C’est un alexandrin plus froid que la banquise !

À l’origine Molière devait écrire sa comédie en vers mais faute de temps – demande expresse du Roi – il dut la composer en prose. Sans que personne ne lui demande rien et avec pour seul plaisir celui de la contrainte (chère aux membres de l’Oulipo dont fait partie Jacques Jouet) l’auteur s’est lancé avec brio dans la versification du Bourgeois gentilhomme. Tout laisse à penser que cette œuvre – poétique – de Molière réclamait encore le vers. Comme l’indiquait Paul Valéry : « l’idée poétique : est celle qui, mise en prose, réclame encore le vers. »




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(Le Bourgeois gentilhomme au plus près de Molière)
P.O.L
208 p., 15,00 €
couverture