Jean-Luc Parant : Tout en haut les yeux / Le miroir aveugle

 
par Jean-Pierre Bobillot

Parant est un visionnaire. Peut-être même, de tous les auteurs de ce temps, celui auquel le mot conviendrait le mieux. C’est qu’il n’aura eu de cesse, au fil toujours inlassablement repris, dévidé, de ses « textes sur les yeux »1, de tirer comme autant de filets fragiles… ou de filins fébriles2… toutes les conséquences, les plus banales censément comme les plus apparemment irrecevables, d’une intuition première, touchant à la condition de l’être humain dans l’univers infini : d’où, de reprises en variations, la texture impassiblement litanique de son écrit, et de son dire. Et puisque « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition »3, il n’aura de cesse d’y glisser, d’une phrase à l’autre, du je au nous (et retour)…

Intuition tout empirique, et qui sitôt en appelle au langage, d’un certain partage du sensible qui nous échoit en partage : celle de l’irrémédiable et fondatrice discrépance4 du voir et du toucher, paradoxalement et paradigmatiquement combinée à leur convergence négative. D’où résulte la dialectique de l’humaine condition, visuelle et tactile : « L’infini nous a donné des yeux et le fini des mains. Si voir c’est toucher l’infini, toucher c’est voir le fini. » Etc.

Et leurs surprenants corollaires. Telles, notre condition mobile : « Nous nous déplaçons pour voir, pour voir ce que nous ne pouvons pas voir sans bouger […] Nous voyons parce que nous avons des jambes […] Comme si nos yeux nous avaient éloignés de tout pour que nous puissions circuler à travers tout » etc. ; ou, notre infinie différenciation et étrangeté à nous-mêmes : « C’est parce que nous ne nous voyons pas tout entiers que nous ne ressemblons à personne. » Etc. Telle, même, notre condition esthétique (en tout cas la sienne) : « J’écris pour écrire sur ce que je ne vois pas de moi-même, et je fais des boules pour toucher ce que je ne peux pas toucher. J’écris sur les yeux pour voir mes yeux et je fais des boules pour pouvoir les toucher. » Etc.5 : intempestive beauté de cette métaphysique sensualiste.




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Tout en haut les yeux
Marcel Le Poney / Fondation Facim
64 p., 15,00 €
couverture
Le miroir aveugle
Argol
200 p., 18,00 €
couverture

1. À l’instar de Ponge (mutatis mutandis), il précise : « je n’écris pas de poèmes, j’écris des textes sur les yeux. » (Et, donc, sur les mains, etc.)

2. Je détourne ici, mais peut-être pas tant que ça, une paronomase heidsieckienne, qui me semble s’appliquer à la façon parantienne…

3. Montaigne, Essais, III, 2.

4. Je détourne ici, mais peut-être pas tant que ça non plus, le concept forgé par Isou, s’agissant de cinéma.

5. Y compris ceci, qui relèverait d’une métaphysique médiologique : « Si on ne voit bien dans les miroirs que ce que nous ne voyons pas de nous-mêmes, dans les écrans nous voyons ce que nous ne voyons pas du monde. Nous voyons l’invisible dans les miroirs, au cinéma, à la télévision. Nous voyons ce que nous ne voyons pas, ce que nous n’avons jamais vu, sinon à quoi serviraient tous les écrans ? »