Emmanuel Fournier : La Comédie des noms

 
par Agnès Disson

Si, suivant la formule adoptée par Jacques Roubaud, est philosophe qui a un système, en ce cas Emmanuel Fournier est bel et bien philosophe. Quoiqu’un peu dissident, puisqu’il publie dans une collection de poésie, chez Éric Pesty, un petit livre inclassable, intitulé La Comédie des noms. Qui d’ailleurs ne parle pas des noms, ou pas vraiment : le système d’Emmanuel Fournier, son obsession native, repose sur le verbe. Plus précisément sur l’infinitif. Il est vrai que toute question fondamentale est une question de grammaire, les Anciens l’ont toujours su. Penser à être, le premier des quatre livres « tout en verbes » de Philosophie infinitive1, est ainsi un tressage de deux verbes, « penser » et « dire ». Des lecteurs sceptiques ont sans doute rétorqué : « Et les noms, alors ? » Répondre à l’objection est facile, les formes nominales de l’infinitif y pourvoiront, et dans ce « chantier infinitif » (entendons aussi : toujours à reprendre, jamais fini) la poésie ne perd rien à l’affaire, bien au contraire2. Car l’infinitif, que nous croyons arrêté, suspendu, sans temps et sans sujet, est ici un être de mouvement : il retrouve élan et direction. Ainsi qu’une fraîcheur poétique inattendue, un éclat renouvelé très convaincant. Gertrude Stein adorait les verbes parce qu’ils se trompent tout le temps3 : Emmanuel Fournier croit en leur vérité, mais aussi aux possibilités infinies de leurs variances. Transcrire la philosophie – Kant, Nietzsche – en pensées infinitives, voilà le but ultime. On n’y découvrirait ni certitude, ni injonction, mais la force d’un mouvement4, la flèche d’un parcours5. Même décliné sous sa forme nominale, l’infinitif reste l’absolu du verbe, son résumé, son ressort ; c’est sa mise en acte qui induit les rebonds de la pensée et libère sa fluidité, qui permet la plasticité de ses interrogations. Il s’agit toujours de faire bouger, d’insuffler une énergie, dans l’espoir de déjouer l’incertitude, d’explorer plus avant la question essentielle : « Y a-t-il de l’être dans les verbes ? ».




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Éric Pesty Éditeur
40 p., 9,00 €
couverture

1. Éditions de l’éclat, 2014. Voir aussi L’Infinitif complément, Éric Pesty Éditeur, 2008.

2. « L’être en action, tout en rayonnement, tout en irradiation. Et vif enivrement ! Quelque chose comme une possession, avec toutes possibilités de définition, d’énonciation, d’annonciation, de célébration, voire de vénération, mais aussi de contemplation, de méditation et d’interrogation. Et en même temps, un inquiètement formidable, un manquement inexcusable. » p. 20.

3. « It is wonderful the number of mistakes a verb can make. »

4. Stein encore, dans Poetry and Grammar : « Verbs can change to look at themselves or to look like something else, they are, so to speak, on the move.»

5. Il faut ajouter que ce petit livre est écrit lors d’un bref séjour à Venise ; la Comédie des noms c’est aussi bien sûr la Commedia dell’arte, les noms y sont des polichinelles, des personnages vivants et masqués, et les noms des fermate, les arrêts du bus ou du vaporetto scandant ce parcours vénitien comme autant de pauses ou de relances. Ou de points d’orgue : « Mercato – Rialto – San Silvestro – Sant’Angelo – San Tomà… »