par Olivier Quintyn
L’idée de programmes de recherche articulant études littéraires et études quantitatives sur des corpus numérisés n’est pas neuve en soi : pensons à la stylistique quantitative de Jean Cohen dans sa Structure du langage poétique (1966), qui projetait de définir la poésie par des « écarts » d’expression avec le langage ordinaire à partir de pourcentages élevés de « déviances » sémantiques et syntaxiques relevés sur un corpus conçu comme représentatif. Toutefois, le développement plus récent des humanités numériques, tel que l’on peut le lire dans ce collectif émanant du Stanford Literary Lab, évite, pour une large part, la fragilité épistémologique qui était celle des premières études sur corpus, qui se contentaient le plus souvent de valider par la preuve quantitative des hypothèses ayant déjà participé à la sélection du matériau à tester, dans une circularité essentialiste rassurante. Il s’agit moins, pour Franco Moretti et ses collaborateurs, de donner lieu à une vérification qu’à une mise à l’épreuve, ou mieux, à une opérationnalisation des concepts stylistiques disponibles, pour les tester à une échelle infiniment plus grande : que deviennent les catégories de l’analyse littéraire standard telles que la phrase, le personnage ou le paragraphe romanesque, lorsqu’elles sont mesurées à l’échelle de dizaines de milliers d’œuvres et non plus sur les quelques chefs-d’œuvre retenus par le canon littéraire ? Quelle est la consistance, la robustesse de ces concepts ancrés ainsi que celles des regroupements, par « genres » ou « sous-genres », de l’histoire littéraire, lorsque le monde de données empiriques sur lequel cette dernière repose se peuple et s’élargit exponentiellement grâce à la puissance de calcul des ordinateurs ? La sophistication des algorithmes de cette critique computationnelle retraite des big data pour les réélaborer en smart data : avec des instruments de visualisation (tableaux, graphes, cartes, trames) que déclinent les comptes rendus de recherche réunis dans ce livre. Tous les instruments utilisés et toutes les conclusions proposées ne sont pas d’égal intérêt, mais on saluera l’imagination scientifique d’ensemble de ce projet.
Traduit de l’anglais par Valentine Leys
Ithaque
« Theoria incognita. Littérature, esthétique, sciences sociales »
280 p., 26,00 €