par Stéphanie Eligert
C’est dans sa « minuscule chambre de bonne » de la rue Dombasle à Paris, sous les toits, « qui lui promet de geler l’hiver et d’étouffer l’été » – selon les mots de Muriel Pic qui compose ici une excellente préface, rigoureuse – que Walter Benjamin écrivit ces sept magnifiques lettres à Max Horkheimer.
Toutefois, « au regard de sa situation d’exilé juif allemand, alors qu’il cherche à officialiser sa situation en obtenant la naturalisation, son entreprise n’est pas sans danger ». Et de fait, précise Muriel Pic, Benjamin sera contraint, au moment de publier l’une de ces lettres, de recourir à la protection d’un pseudonyme. C’est qu’il vient de fuir l’Allemagne nazie et cette expérience – au sens conceptuel qu’il donne au mot – le place en décalage total avec cette intelligentsia française de la fin des années 30 dont il va calmement dresser, au rythme d’une à deux lettres par an, un panorama politique complet.
Et c’est justement sa position décalée qui donne au recueil de lettres toute sa puissance – puissance théorique d’abord. L’extériorité relative de Benjamin au milieu lettré français fait que sa lecture s’affranchit d’implicites hiérarchies internes : pour lui, visiblement, il n’y a pas de différence de valeur entre les publications du Collège de sociologie, la Nrf, Paul Nizan ou des romans plus obscurs depuis lors oubliés. Du point de vue de l’action politique – puisqu’il ne s’agit que de cela –, tout est pesé avec un même œil égal, ce qui, pour le lecteur actuel, produit des déplacements tout aussi étranges que nouveaux.
Mais ce décalage, c’est surtout sur le plan de l’urgence antifasciste, et marxiste, qu’il se joue. Venant de fuir l’atmosphère hitlérienne, traumatisé par ce qui s’annonce de toute évidence comme un atroce « minuit dans le siècle », Walter Benjamin va pouvoir froidement mesurer toute la gamme de compromission des lettrés français de l’époque – gamme bien large allant de l’indifférence à l’adhésion au national-socialisme, en passant par l’inconscience. Sous ce dernier angle, notamment, sa lecture du Lautréamont de Bachelard est d’une finesse explosive (ainsi voit-il affleurer, sous les démonstrations a priori poétiques et bonhommes de Bachelard, un « contenu latent » qui n’est autre, le rapprochant de Jung, que celui d’une « domination hitlérienne »).
Pour cette seconde raison, en particulier, ces Lettres sur la littérature nous sont aujourd’hui infiniment précieuses car bien plus que venir augmenter l’œuvre de cet être adorable que fut Benjamin, elles nous lèguent une éthique, celle de la résistance fine et radicale au fascisme.
Traduite de l’allemand avec Lukas Bärfuss
Zoé
152 p., 15,00 €