Michel Deguy : Noir, impair et manque

 
par Siegfried Plümper-Hüttenbrink

On sait que les moines copistes du Moyen Âge étaient sujets à ce mal à l’âme que fut l’acédia, cette bile saturnienne qui les faisait broyer du noir et douter de tout. On suppose que la cause en était leur soif inextinguible d’érudition et qui ne pouvait que leur être fatale. Tôt ou tard l’à quoi bon finissait par les miner et au risque d’y perdre leur âme de croyant. Je ne sais si l’homme de peu de foi qu’est Michel Deguy serait à trouver dans une telle configuration et qui survient astrologiquement sous le signe de Saturne. Toujours est-il que ses « Entretiens » s’inaugurent par un constat d’échec, signant à ses yeux une perte et dont la réussite reste exemplaire. Le tout étant de prendre conscience du manque à être qui nous est consubstantiel et pour le convertir en ressource. Il va même jusqu’à dire sous le couvert de Mallarmé que « ratés, nous le sommes tous » et qu’il ne nous reste plus dès lors qu’à transfigurer nos ratages par d’incessantes retouches et reprises. Sans oublier que les ratés et les ratures sont indispensables pour parvenir à dévier, sortir de l’ornière toute tracée, s’excentrer. Ce à quoi M. D. s’acharne en recourant à ce qu’il appelle « son coup de dé-, qui dé-chante et finit en dé-construction ». Encore qu’il s’abstiendrait de dire avec Denis Roche qu’il faut s’engager dans une entreprise de dynamitage verbal à l’issue de laquelle la poésie en devient inadmissible. Sans doute que le poète-penseur d’obédience heideggerienne qu’il incarne tient encore trop aux liens et aux échanges langagiers qu’assure à ses yeux ce dénominateur universel qu’est le « Comme ». Un Comme qui est un excellent antidote aux fléaux de la com. et dont il use comme d’un sauf-conduit pour entrer en poésie par l’intercession de la pensée. Car à l’entendre, le poème n’irait pas de soi s’il n’est pas secondé par la pensée de sa survenue. Il a littéralement à s’expliquer, à doubler son Dit par un Dire d’exégète et qui assurera sa mise en écho selon la figure retorse de la « palinodie ». Revenir sur ses pas et ses dires, non pour les désavouer ou se rétracter, mais en vue de les laisser se reconduire par un retour en amont. M.D. parle en ce sens de l’unique tâche qui lui incombe : « garder le passé dans sa perte ». Autant dire qu’il s’agit de le magnifier, voire de le ré-inventer à l’état de chutes. Ça a beau être du révolu ou du rebut, ça sent le futur. Car si Rome n’est plus dans Rome, il nous reste toutefois en guise de « reliquance » le forum romain avec « sa fontaine qui retient en miroirs (et aussi en mémoire) ses chutes d’eau » qui s’élèvent de toujours retomber dans l’oubli. Un oubli abyssal, qui remonte à la nuit des Temps, et qui fera dire à F. Nietzsche dans une de ses maximes de vie : « Souviens toi d’oublier. C’est ainsi qu’on revit plusieurs fois les mêmes choses pour la première fois. » 




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Dialogue avec Bénédicte Gorrillot
Argol
« Les Singuliers »
260 p., 29,00 €
couverture