par Christian Travaux
La Provence de Mistral n’existe plus depuis longtemps. Terre pauvre. Terre de misère. Terre où la descente du Rhône – la décize –, et puis sa remonte, met vingt jours, trente en hiver, parfois quarante. Terre de vent, que le vent dessine, et qui commence à Condrieu, parce que le mistral y commence, et s’achève dans notre mer, « la mar nostro »1 écrit Mistral. Terre de soleil incendiant les bêtes et les hommes, et les plaines, et le Rhône, ce chemin d’eau qui relie tous les paysages, les construit, et leur donne une unité.
Aussi est-ce au Rhône que Mistral, à la fin du XIXe siècle, veut consacrer un long poème. Poème épique. Douze chants d’hendécasyllabes, que Claude Guerre, le traducteur, choisit de traduire habilement en ce « vers décalé, boiteux », « pauvre » – écrit-il – de onze syllabes seulement. Un ouvrage d’un autre temps, semble-t-il, pour dire d’autres temps, d’autres mœurs, d’autres façons de vivre, une époque, un monde perdus. Mistral, dans Le Poème du Rhône, décide de raconter la vie d’un ensemble de mariniers sur un bateau, le Caburle, qui descend le Rhône pour se rendre à la foire annuelle de Beaucaire. Et puis, remonte, tiré par des chevaux haleurs. Entre-temps, il y a l’Anglore, une jeune femme cueillie au passage, Guilhem, prince d’Orange, un jeune homme, qui tombent amoureux l’un de l’autre. Et les mariniers, tout le peuple des voituriers, des marins qui cheminent sur ce cours d’eau, et font de ce Rhône leur métier, de ce fleuve leur univers, toute leur vie, et parfois leur tombe.
Mistral choisit un collectif comme héros, un ensemble d’hommes, non tant pour dire leur destinée individuelle, leurs aventures, que pour écrire l’histoire d’un lieu, d’un pays, à travers son fleuve. Et son texte est mémoire d’un fleuve, ses coutumes, ses habitudes, comme la prière au passage de Pont Saint-Esprit, et ses mœurs, jusqu’à ses usages langagiers. « Royaume », « Empire », pour dire tribord et bâbord. Et tout le lexique marinier que Mistral est allé glaner « au seuil », « à la table des vieux »2, comme il le dit dans une lettre. Et, plus encore, tout le parler des Provençaux dans des dialogues reconstitués, des échanges, qui font revivre un temps passé, une époque rêvée, un âge d’or : les maisons qui sont sans serrure, car sans danger, sans vol possible, au départ de Condrieu ; les bancs de sables ou les lônes, ces moments où l’eau est paisible ; la fleur du jonc, la fleur du Rhône, que l’on trouve de moins en moins ; les eaux mouvantes où passe le temps ; et le temps vaste et silencieux de ce monde multiséculaire. Mistral rappelle, ce faisant, toutes les légendes d’un cours d’eau, car le Rhône est mémoire des hommes. Le Rhône est visage mouvant de ce qui passe, de ce qui fut. Mais le Rhône est menacé.
Pour Mistral, le Rhône est victime du machinisme industriel, qui s’installe de plus en plus à la fin du XIXe siècle. Et les bateaux du Rhône, victimes de tous ces bateaux à vapeur, qui briseront, le rencontrant, le Caburle, à la remonte, et menacent déjà de déclin tout un monde de traditions. « Ô temps anciens », « temps de la joie », « de la nature ! », écrit Mistral.
« Que deviend(ront) les gens de la rivière,
tant d’hommes et d’hommes, qui vivent de son train ? »3
Déjà, en 1572, le Tasse parlait d’un âge d’or, menacé de disparaître4. Avec son Poème du Rhône, il semble que Mistral fasse de même, à l’orée du XXe siècle. Passéisme, sans doute. Crainte du temps, qui tourne sur ses gonds de fer les portes d’un nouveau siècle. Peur de l’avenir et du changement, et de la modernité. Mais aussi, espérance que :
« sur les pentes de dame Nature,
éternellement fleurira le thym, et…
encore et toujours, les filles et les garçons
amoureusement dedans se rouleront »5.
1. Le Poème du Rhône, chant X, p.202.
2. Comme le rappelle Claude Guerre, citant une lettre de Mistral lui-même du 12 mai 1896, dans une note, p.284.
3. Ibid, chant I, p.27 et chant VII, p.155.
4. Dans l’Aminta, le chœur de l’Acte I, v.656-723.
5. Ibid, chant II, p.53.