Christiane Veschambre : Basse langue

 
par Yves Boudier

« Aussi déserté que l’on soit, parfois on est mis devant le vivant qui vibre dans les mots inscrits. Et ceux qui sont morts se présentent avec autant d’évidence sans masque – démasqués. Il est alors facile de les ôter pour ne laisser que les fragments issus de ce lieu à présent déserté mais dont je vois qu’il existe. »
Ainsi faire face à l’écriture, en excluant d’emblée toute référence / révérence à une dette primitive ou au culte d’une conscience fascinée accédant à elle-même par l’acculturation scolaire, est-ce prendre le risque d’atteindre ce point qui peut clore toute velléité réflexive et interdire le passage à l’écriture. En effet, pour Christiane Veschambre, devenir auteur, davantage encore auteur de sa vie, procède d’un mouvement intérieur au sens propre radical : il convient de s’ouvrir à la rencontre, au risque de l’émotion, autrement dit à celui d’un décentrement qui offre au sujet la connaissance approchée des limites qu’il faut déplacer. Et pour ce faire et échapper au mutisme, il faut se rendre perméable au monde, du moins ne pas refuser sa présence envahissante, souvent implacable. Les rencontres, les lectures multiplient alors les temps de confrontation avec soi, avec ce qui continue de vibrer et d’être la pierre de touche de ce conflit des langages, cette basse langue, ce « quelque chose, entre les blocs » qui continue « de gronder ».
Aussi, est-ce une opération bien douloureuse et que l’on souhaite rédemptrice que de plonger aux racines diffuses de la langue « d’avant », celle d’un passé à la fois très défini dans les souvenirs que l’on en garde et si obscur à vouloir le retrouver dans les traces de l’idiome qui lui donnait alors corps et parfois sens.
Depuis les premiers mots tracés pour devenir vers et / ou prose, depuis ses premiers livres jusqu’à celui-ci, Christiane Veschambre se tient droite dans sa quête (du moins le réussit-elle et ce n’est ni donné, ni sans conséquences), droite dans son retour arrière a-nostalgique vers une grammaire du quotidien et du social générationnel que l’on nomme souvent improprement roman familial, comme si les clefs d’un possible récit rétrospectif étaient données dans le mouvement de ce travail d’anamnèse de l’intimité la plus vive, celle qui fonde un sujet par assimilation à une culture partagée, c’est-à-dire à une langue commune, nécessairement subjectivée pour advenir et paradoxalement, de ce fait, idiosyncrasique.
La réussite de ce livre apparaît alors : dans cette plongée au plus profond d’un sujet écrivant, place est pourtant faite au lecteur ; plus encore la lecture, de l’extérieur du texte si l’on ose dire, est le geste indispensable à l’engendrement du sens et plus fortement à la réception de l’intention de ces pages : se défaire de toute dictature solipsiste, « repousser les assauts du moi », écrire contre « l’incoercible désir » du langage « d’asservissement à ce qui fait régner le moi », à ce qui opacifie dans la pâte du temps une vraie réflexion sur l’intime sous l’illusion de l’autofiction.
Christiane Veschambre trace une autre voie avec exigence et une forme émouvante d’apaisement, sans aucune cuistrerie dans la convocation de ces voix qui l’entourent et la portent, telles celles de Robert Walser, Emily Dickinson, Gilles Deleuze ou avec l’analyse sensible du cinéma de Mankiewicz, par exemple.
Mais le plus fort peut-être, c’est pour nous lecteurs d’être à notre tour dans la situation qui fut la sienne au principe de son écriture, d’être attrapés par le trouble qui sépare et souvent noue les usages multiples et différents d’une langue basse, comme plongés en abîme, errant parmi les miroirs réfléchissant les récits qui font la chair d’un livre. De ce livre particulièrement.




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Isabelle Sauvage
144 p., 18,00 €
couverture