Victor Burgin : Scripts

 
par Frédéric Valabrègue

Artiste et écrivain, Victor Burgin a conquis une renommée étendue grâce à une photographie hétérogène accueillant le mot, des aplats de couleur et des pictogrammes. Le format de ces photographies, leurs espacements à l’intérieur d’une série, la prise en compte du lieu où elles sont montrées appartiennent au vocabulaire plastique des arts visuels, comme le graphisme et l’affiche. Traversée par des questions iconographiques, sémiologiques et psychanalytiques, chaque série propose une investigation. Burgin demeure dans le même état d’esprit dans ses films de tous formats, la plupart du temps installés, c’est-à-dire instaurant d’autres types de rapports que ceux du spectateur dans la salle de cinéma. Cependant, il nous semble que c’est dans ses films davantage encore que dans les premières séries photographiques que ses recherches et intérêts s’agrègent : comment la mémoire délite l’image, comment un texte nourrit cette dernière et l’infléchit, comment un espace se crée entre le texte et l’image, entraînant un trouble ? L’espace ouvert entre ce qui s’énonce et ce qui se voit est une des caractéristiques les plus fortes de l’art conceptuel et il n’est pas un commentaire ne remarquant que celui de Burgin l’est assurément, sauf qu’il n’y a rien dans son œuvre évoquant une logique un peu mécanique ou une opération répétitive comme on les trouve dans l’art conceptuel, mais au contraire une multiplication de points de vue et de nuances qui, pour nous, la rend surtout littéraire – ses références à la littérature étant nombreuses et celles au cinéma tout autant. Prendre comme territoire d’exploration la mémoire, ses trous, ses manques, ses associations hasardeuses, ses fausses ressemblances, ses faux souvenirs favorise la digression et l’échappée. S’il s’agit de concept comme on le rebat, alors les angles durs de celui-ci se sont dissous dans l’innombrable.

Scripts est une anthologie de textes retranscrivant les voix mêlées aux images des films de Burgin, de Venise (1993) jusqu’à Occasio (2014). Ces films sont des commandes publiques pour la plupart, demandant à l’artiste de prendre en compte une géographie, une histoire et de se nourrir d’un lieu et de sa mémoire. Chaque film est un précipité, comme retomberait la poussière, de toutes les impressions dégagées par une ville – Marseille et San Francisco par exemple dans le cas de Venise – mais aussi l’occasion d’une recherche concernant les passants plus ou moins « considérables » de ces lieux et les œuvres d’art – du cinéma à la musique – qu’ils ont suscitées. À cela s’ajoute le fait que ces films ne véhiculent pas seulement des histoires collectives mais aussi un tissu autobiographique qui fictionne. On ne peut pas affirmer qu’ils sont menés par le texte (la voix off a déjà été assez critiquée pour son aspect autoritaire...), mais c’est lui qui prend en charge cette complexité de données et c’est leur bande-son qui remplit les images de telle sorte qu’elles débordent et se vident. Il est certain qu’une pareille condensation nécessite des écritures multiples dont le script n’est pas le résumé mais ce que l’attention latente de l’auteur a filtré, ce qui reste sur le mode de la rêverie, de la poésie et de l’invention romanesque.

Les scripts de Burgin ne sont pas des scenarii, ni même des synopsis circonstanciés mais des écrits proches du roman, du poème, de la pièce de théâtre et même du livret d’opéra devenant voix off distribuées et cartons sur l’écran. Consignés dans une anthologie, ils peuvent être lus comme dans un livre se voulant autonome. Un texte élaboré à l’occasion d’un film est sa partition. Si Victor Burgin a désiré la publication de ses scripts, c’est qu’il y a sans doute à projeter à partir d’eux seuls, comme un musicien entend de la musique dans les lignes d’une portée. Ce livre de scripts sans images propose au lecteur de faire lui-même le film comme le regardeur le tableau. Nous sommes dans la même situation que lors d’une visite à une installation de cet artiste, le spectateur passant des écrans aux photographies et aux textes pour aller et revenir sur ses pas, faisant son montage entre les éléments proposés. À la lecture de ces scripts, le lecteur qui n’aurait pas vu les films de Burgin serait obligé d’aller chercher dans sa mémoire des associations si ténues qu’elles ressortiraient de l’inconscient. Mais le lecteur qui les connaîtrait plongerait dans la même activité miroitante et infinie. Le texte crée un appel d’air qui multiplie ce qu’il évoque jusqu’à ce que tout se volatilise. Il crée des contiguïtés, des effets de ressemblances.

Dans le cas de Venise évoquant Marseille et San Francisco et dont le script passe du film d’Alfred Hitchcock Vertigo au roman policier de Boileau-Narcejac, aucune contiguïté n’est synchrone. Voyageant dans une sédimentation de couches, nous y ponctionnons des fragments. Nous cherchons leur place. L’éternel retour des migrations méditerranéennes circule-t-il dans le chignon de Vertigo ? San Francisco à Marseille et le tout à Venise (comme dans Son nom de Venise dans Calcutta désert ?), est-ce une invite à découvrir une contiguïté « psychogéographique », comme le suggère Burgin ? À bien les imaginer, ces contiguïtés se fragilisent et aucun souvenir de Marseille ni de San Francisco ne les rend solides, pas même les bretelles d’autoroute suspendues, encore moins les pieds du pont transbordeur. Il y a rencontres, coïncidences et contiguïtés, mais dans la fragilité de l’apparence, dans une illusion dont la crise ou la fable est le désir amoureux.

Tout ce qui a trait au langage court après les images sans les rattraper et le contraire est vrai. Pour l’artiste, comme pour le lecteur ou le spectateur, c’est dans l’espace entre les textes et les images que le champ s’agrandit, avec tous les reflets proposés par ce que nous savons et ce que nous imaginons ou fantasmons. Le script de Venise fait résonner la préposition « entre » : entre deux villes, deux femmes, et nous dans cet entre-deux où tournent les figures de la séparation et de l’impossible rassemblement, thème poursuivi dans les lettres de Ferenczi à Freud (Lettres d’amour, 1997) ou La cinquième colonne de 2007 tout empreint de L’Invention de Morel de Bioy Casarès, à rechercher, comme un mot sur le bout de la langue, notre propre épisode perdu (le Consul et Yvonne ?)…




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Édité et traduit par Sylvie Mavridorakis
Mamco
288 p., 23,00 €
couverture