par Siegfried Plümper-Hüttenbrink
Etwas Anders… quelque chose d’autre, qui vous change de l’ordinaire et fasse qu’une page enfin se tourne. Quelque chose d’aporique ou d’utopique, et qui resterait en attente d’être pensé tout autrement, sous d’autres latitudes mentales. Les Romantiques allemands s’y essayèrent, tout comme Jean-Christophe Bailly qui est sans doute avec Nerval le plus allemand des écrivains français. Dans un fascicule de 16 pages, il revient sur ses pérégrinations vers une Allemagne mythique, et où une langue sut encore chanter des Lieder et se prêter à l’exercice de la pensée, avant qu’elle n’aille irréparablement verser dans la vocifération nazie. L’esprit qui dut animer cette langue, et dont l’Allemagne d’aujourd’hui semble avoir perdu à tout jamais souvenance, maints penseurs et poètes d’ascendance juive (comme W. Benjamin, Paul Celan, Martin Buber, Ernst Bloch, Nelly Sachs et tant d’autres ...) tentèrent de le sauvegarder dans leurs œuvres face aux auto-dafés et aux exactions langagières commises à son endroit sous le Troisième Reich.
En véritable passeur, J.-C. Bailly a su renouer avec lui, et pour nous dire qu’à défaut d’un poème une langue est encore possible après Auschwitz. Envers et contre tout, une langue couve encore sous les cendres et en laquelle une vie reste concevable. Même si Paul Celan nous affirmera avec sa « Todesfuge » que l’Allemagne est experte pour sanctifier l’œuvre de la Mort. Même si Heiner Müller, arrivé un jour à Bayreuth, sent soudain une irrésistible odeur de savon planer en fond d’air. Ce savon de son enfance, et dont les adultes autour de lui disaient qu’on l’avait fait avec les Juifs. Malgré tout, la mémoire d’une langue ne saurait s’éradiquer. Elle reste inscrite dans nos gènes et ceux qui la parlèrent continuent à la parler en nous. Ce que Walter Benjamin dut pressentir lorsqu’il se fera l’inventeur de cette arche de sauvetage que fut la publication quasi clandestine d’une anthologie épistolaire d’auteurs germaniques du XIXe siècle, intitulée Allemands, et à laquelle répondra 36 ans plus tard une autre anthologie consacrée au Romantisme allemand intitulée La Légende dispersée et dont J.C. Bailly fut l’initiateur.
La question reste toutefois ouverte de savoir si la langue germanique n’a pas une nature foncièrement prédatrice. Car si, au-delà du salut hitlérien, tout un peuple a consenti à se laisser prendre en otage, ne le doit-il pas aussi en partie à sa langue? Une langue sermoneuse, calibrée par Luther, et qui reste foncièrement préhensive : « sie greift an – um im Grif zu kommen ». Elle effectue une saisie du sens qui ne tolère aucun doute, aucune tergiversation, aucun laisser aller. Et de par son allure prescriptive, qui enjoint et met en demeure, tout porte à croire qu’elle peut s’avérer aussi éminemment fascisante au sens où Barthes le dit de toute langue dès qu’elle se norme et s’édicte dans la tête de ceux qui la parlent. En ce sens, le destin que leur langue a réservé aux Allemands n’est guère enviable.
16 p., hors-commerce