Europe / Ghérasim Luca : La paupière philosophale

 
par Létitia Mouze

Centré sur les écrivains roumains contemporains, ce très beau numéro d’Europe est pour la plus grande part consacré à Ghérasim Luca. Très divers, les articles donnent du poète et de son œuvre une vision complète. Un certain nombre proposent des analyses de sa poésie, comme le riche et dense article de S. Martin, qui lit Luca à travers le prisme de nombreuses références philosophiques (d’abord, bien sûr, Deleuze, grand admirateur et ami du poète, mais aussi Hegel, Héraclite, Nieztsche, Kierkegaard, Spinoza, et d’autres encore), ou encore celui de L. Mourey qui analyse la discursivité poétique de Luca à partir de sa réception de Mallarmé. D’autres articles (notamment ceux d’I. Toma, de D. Carlat et S. Orlandi) analysent l’œuvre de Luca en prenant en compte, outre sa poésie, ses articles, ses dessins, et ses fameuses cubomanies. À cela s’ajoutent des articles d’histoire littéraire qui replacent Luca dans son contexte intellectuel et artistique (en évoquant sa position dans le surréalisme roumain, comme dans l’article de N. Manucu, ou son importance pour le mouvement surréaliste français, comme le fait A. Foucault). On trouve également de précieux témoignages d’amis du poète (T. Garrel, B. Heidsieck, P. Beurard-Valdoye…), ainsi qu’un très utile ensemble de « repères biobibliographiques ». Enfin, on lit avec plaisir les deux très beaux articles, sensibles et rigoureux, que P. Dhainaut consacra au poète en 1974 et en 1977 dans la regrettée Quinzaine Littéraire du regretté Maurice Nadeau, ainsi que des textes inédits de Luca lui-même, dont le fameux « Je m’oralise », donné dans sa version première et intégrale, ou encore un poème sur sa femme, le peintre Micheline Catti. Ce dossier, instructif dans sa grande variété, est passionnant. La multiplication des points de vue et des approches dessine la figure d’un poète dont l’époustouflante virtuosité verbale dans une langue qui n’était pourtant pas la sienne n’a rien d’un jeu intellectuel gratuit : les échos sonores, les bégaiements, la décomposition et la recomposition du vocabulaire, le devenir verbe des substantifs, tout cela, en faisant éclater la langue, la fait aussi entendre plus profondément, plus intensément, la rend d’autant plus chargée de sens, d’idées et d’émotions.

Le petit recueil de poèmes brefs, La paupière philosophale, œuvre d’alchimie poétique dans laquelle Ghérasim Luca transforme neuf pierres précieuses en jeux sonores (« Muer le vil métal / en pot-au-feu d’or mental »), est un exemple de ce savoir-faire poétique. Luca y explore les possibilités sonores et sémantiques de l’opale (« L’eau palpe le poulpe / mais le hâle le pèle »), de l’onyx (« Un lynx en X »), du lapis-lazuli (« ou la piste du lis / pistonnant la zizanie »), du saphir (« Sa fille est le satyre du fini »), et livre dans l’écrin de la langue un joyau poétique, variation chatoyante sur des voyelles éclatantes, le a de l’opale, le u du rubis, le i du saphir...




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Europe
N° 1045
« Ghérasim Luca »
316 p., 20,00 €
couverture
Ghérasim Luca
La paupière philosophale
Éditions Corti
80 p., 14,00 €
couverture