Claude Royet-Journoud : La Finitude des corps simples

 
par Marie de Quatrebarbes

Série d’ajustements

La Finitude des corps simples comprend dix sections, dont « Kardia » est la première. Avant d’occuper cette place dans le dernier livre paru de Claude Royet-Journoud, Kardia est aussi un livre publié par Éric Pesty en 2009, parmi les premiers d’une collection qui compte aujourd’hui une vingtaine de titres. La collection « agrafée », qui emprunte à la tradition des chapbooks américains, donne à lire des textes souvent extraits de travaux en cours.

Si le texte de Kardia n’a pas changé d’une édition à l’autre, sa perception évolue dans La Finitude des corps simples. À commencer par le titre, « Kardia », qui imprime sa marque différemment sur le texte selon qu’il circonscrit son propre espace (dans l’édition d’Éric Pesty) ou prend la forme d’un geste inaugural (dans celle de P.O.L). Du point de vue de l’anatomie, kardia désigne l’espace intermédiaire situé à la terminaison de l’œsophage et à l’entrée de l’estomac. Entre la bouche et le ventre, donc. La Finitude des corps simples commence par ce milieu. La première page pose un référentiel spatial. Dès le premier vers, un plan horizontal affronte un axe vertical. Dans « la montée des eaux repousse l’ordure » (p. 9), on perçoit physiquement l’horizontalité du plan d’eau qui se verticalise à la faveur d’une « montée », renversant un principe de stabilité. Une crue est toujours une inquiétude. L’horizon de la nappe d’eau se trouve une seconde fois redressée, au cinquième vers, par la verticalité du mur qui le scinde.

La scène, dans « Kardia », est réduite à une forme de théâtre poussé à l’extrême. Le théâtre n’y est pas convoqué comme l’espace d’une re-présentation. Il est, à l’inverse, le lieu où les processus mémoriels engagent et inventent de nouvelles formes s’inscrivant dans la logique géo-spatiale posée dès les premiers vers. Car c’est à « l’angle » entre espace et langage que tout se joue. Si les mots, dans La Finitude des corps simples, aspirent au performatif voire au Verbe, la mémoire et le langage sont également soumis aux pressions du réel et peuvent être infléchis par des déplacements et des gestes. C’est parce que le « corps a la dimension du lac » (p. 13), que le geste magique de le redresser équivaut à soustraire de la pensée ce qui démesurément déborde. Comme si, devenu mince à l’infini, le plan se trouvait repoussé en dehors des limites de la perception. Le déplacement de l’angle de vue dispense l’oubli et le repos (« la soulever dans l’angle pour l’oublier » p. 14 ; « par tous les angles / on apprivoise une surface » p. 12).
On passe donc du « déplacement de l’objectif » (p. 12) au déplacement objectif. À tout moment, le mur peut s’effondrer et laisser place à la stase du lac, au « corps oublié » qu’il recouvre et suggère (p. 9). Son surgissement induit, au sein du poème, des postures physiques et langagières visant à le tenir à distance ou, au contraire, à s’en approcher comme un photographe compose avec le vide qui le sépare de son sujet. Le surgissement de ce réel oublié est au cœur de la dramaturgie du poème. À mettre en rapport avec un poème qui joue le rôle de second point névralgique dans le livre. Son mode d’existence phénoménologique le qualifie d’emblé : « [Apparition / sa langue est une danse ». À l’inverse de l’axe vertical autour duquel le texte s’enroule, « le corps d’Apparition n’a pas de centre ». Il n’est pas soumis aux lois de la gravité et seuls les crochets typographiques semblent le retenir d’une échappée hors de la page. Ni centre, ni véritable pôle d’attraction (sa force est centrifuge), il occupe la place du « cœur inversé » de Kardia.
Il semble que La Finitude des corps simples suive, en filigrane, le parcours entre deux modalités d’être : le surgissement (métaphysique) d’une part, et l’apparition (phénoménologique) de l’autre. Le livre habite ce réel intermédiaire où « la parole tue est au centre du paysage » (p. 84). L’oubli y plie et déplie sa toile transparente. La logique du livre impose d’en suivre la trace. Le cœur n’y incarne plus cet espace enclos que protège quelque barrière réelle ou symbolique. Exposé, il témoigne pour l’oubli. Il est le « souvenir d’un oubli »1.




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P.O.L
96 p., 13,00 €
couverture

1. « Claude Royet-Journoud et la lisibilité seconde », Michèle Cohen-Halimi, dans Revue de métaphysique et de morale (« Littérature et philosophie », P.U.F., Paris, juillet 2013, p. 379).