Vénus Khoury-Ghata : Les mots étaient des loups

 
par Michel Ménaché

La poésie de Vénus Khoury-Ghata, depuis ses premiers recueils, est peuplée de disparus chers, au premier rang desquels se détachent la figure de la mère, « analphabète bilingue » d’origine paysanne, et celle de Victor, le frère poète toxicomane, interné dans un hôpital psychiatrique sur ordre du père, militaire autoritaire et brutal. Dans cette nouvelle anthologie personnelle, – après celle publiée par Actes Sud en 1997 –, les mêmes fantômes surgissent, les mêmes thèmes obsessionnels habitent cette écriture d’une prodigieuse richesse métaphorique, irriguée par l’imaginaire, les tournures expressives, les saveurs de la langue et de la poésie arabes. Les images, souvent insolites, prennent chair et substance dans un rapport consubstantiel au monde : « La mère quitta la terre pour entrer dans la terre / vue d’en haut elle ressemblait à un caillou / vue d’en bas à une pomme de pin » (Orties). L’humour précède souvent l’émotion, le lyrisme allant au plus intime, sans effusion, à la jonction d’une pointe paradoxale : « La morte analphabète surveille ce que j’écris / chaque ligne ajoute une ride sur mon visage. » La mort elle-même est traitée avec douceur, une apparente légèreté : « Le soleil était épineux lorsque la mère planta l’enfant / dans la terre » (Variations autour d’un cerisier). L’auteur s’interroge sur l’origine et les clés des signes du langage : « Que savons-nous des alphabets de sable enfouis sous / les pieds des caravanes ». Rapport vital à l’écriture, élan d’amour sauvage ou de révolte existentielle, elle explore et fait vibrer la langue, matière vivante, telle une horde indomptable : « Les mots, dit-elle, étaient des loups […] Ils disposaient leur colère à ses pieds quand elle tournait / le livre noir de la nuit…» (Compassion des pierres). La disparition tragique du frère interné et lobotomisé est la blessure originelle qui ouvre le chemin d’écriture de Vénus. Elle devient poète comme pour prolonger la « voix emmurée » du « frère mort pour avoir écrit un livre avec les mots du grenadier » (Où vont les arbres ?) Elle continue de dialoguer avec le disparu : « tu es seul de l’autre côté des choses / à l’intérieur d’un autre intérieur ». Elle tente de l’apaiser, d’adoucir son destin tragique : « Mets de l’eau dans ta colère lorsqu’un fleuve s’accroupit / sur ton paillasson » (Le livre des suppliques). La dernière section de l’ouvrage s’intitule Les mères et la Méditerranée. De cette mer de naufragés aux rives ensanglantées par de sempiternels conflits, Vénus Khoury-Ghata écope les larmes des mères, des veuves, de toutes ces femmes qui ont donné vie à des hommes qui s’entretuent ou fuient les carnages et sont engloutis : « Il y a trop de noyés à compter ». La concision abrupte est plus pathétique que le seraient des chants empesés de déploration : « Les mères sont des femmes criées ». Geste de désespoir, l’une d’elles essaie de défier la nature et le genre pour sauver son jeune garçon de substitution du sort tragique de l’aîné disparu : « Bienvenue à l’enfant qui remplace l’enfant dit-elle / Et elle l’habille en fille. »
Des Obscurcis au Livre des Suppliques, Vénus Khoury-Ghata se penche sur les souffrances humaines sans épanchement élégiaque, avec d’insolites et savoureuses touches d’humour. Elle puise les émotions au pouls de sa solitude mais sa parole charnelle, d’un recueil à l’autre, palpite d’accords fraternels.




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Poèmes choisis
Préface de Pierre Brunel
Gallimard
« Poésie »
288 p., 7,20 €
couverture