Pablo Neruda : Chanson de geste / Tes pieds je les touche dans l’ombre

 
par Michel Ménaché

C’est à bord d’un paquebot entre l’Amérique et l’Europe que Pablo Neruda achève le 12 avril 1960 sa Chanson de geste, pour saluer la révolution castriste, et aussi rendre hommage aux peuples des Caraïbes et de l’Amérique latine en lutte contre les dictatures à la solde de l’impérialisme nord-américain. Évoquant la mémoire du poète libérateur José Marti, Neruda affronte les détracteurs de l’engagement en poésie. Il retrouve le souffle épique du Chant Général et précise : « Ce livre n’est ni la lamentation d’un solitaire ni une émanation de l’obscurité, mais une arme directe et dirigée, une aide élémentaire et fraternelle que j’offre aux peuples frères pour chaque jour de leurs luttes ». En écho à la mémoire du poète Ruben Dario, il exalte la révolte des Sandinistes : « ay Nicaragua, cœur du cygne, / lignée de l’épée en colère, / fais s’envoler les cloches de sa poitrine / la pomme irascible de ta vie / et à feu et à sang coupe les cordes / qui couronne ta lignée d’épines. » Pour Neruda, Puerto Rico, c’est Port Misère dont Muñoz « vend langue et raison, terre et délice, / il vend l’honneur de notre pauvre Amérique… » La révolution cubaine qui vient de triompher et réveille l’espérance de tout un continent : « Cuba, la rose limpide des Caraïbes […] Ainsi surgit Fidel coupant les ombres / pour que naissent les jasmins. » Le poète décrit les combats menés à partir de la Sierra Maestra mettant fin à l’horreur des crimes subis par les populations sous le règne brutal de Batista, élargissant sa dénonciation à tout l’archipel, en images violemment expressives : « les sanglants cannibales caribéens / déguisés en généraux héroïques : / un royaume de rats impitoyables, / une lignée de crachats militaires […] un rosaire de peines capitales / et le dollar gouvernant l’impudence…» Évoquant l’assassinat de Sandino par le traître Somoza, tué à son tour par le bras vengeur de Rigoberto López, il réveille l’ardeur révolutionnaire à l’échelle planétaire : « Que le cantique du monde honore son nom ! » Ainsi Neruda, dans cette Chanson de geste, mêle-t-il l’anathème politique, l’exaltation épique et l’émotion lyrique en mythifiant ce vaste mouvement de libération, essaimant alors de nouveaux foyers révolutionnaires « pour établir la clarté du monde ». Avec le recul historique, on ne peut lire cette Chanson de geste comme en 1960 mais l’état du monde, où tant de peuples esclaves subissent l’horreur économique, fait jaillir de l’exhortation finale une résonance que reconnaîtront « les indignés » planétaires d’aujourd’hui : « Ouvrez les yeux, peuples offensés, / la Sierra Maestra est partout. »

Grâce au travail de catalogage de manuscrits retrouvés et confiés à la Fondation Pablo Neruda, 21 poèmes ayant échappé à la relecture de Matilde Urrutia, troisième épouse du poète chilien, sont enfin réunis avec 27 feuillets reproduits en fac-similés. Ces manuscrits, datés de 1950 à 1973, nous font appréhender la poésie de Neruda « au plus près de sa matérialité primordiale », écrit Dario Oses, directeur de la Fondation. Jacques Ancet, dans sa présentation de Tes pieds je les touche dans l’ombre, déclare tenter de nous faire percevoir « l’émotion de découvrir que la voix de ce poète qu’avaient brutalement fait taire les violences de l’Histoire se met une fois encore à témoigner et à chanter. » Les premiers poèmes sont brûlants de passion amoureuse : « Jamais seul, avec toi / sur la terre / à traverser le feu. » Le poète renaît au monde grâce à la présence de l’être aimé. Sans elle, le réel semble s’abolir : « Obscure est la nuit du monde sans toi mon amour. » La langue simple de Neruda est pourtant porteuse d’une extrême sensualité, englobant dans l’union intime du couple le rapport au monde : « Toi et moi sommes la terre et ses fruits. » Même dans l’excès, le poète joue de l’extrême concision de l’image : « Amour, inépuisable, est notre vin ». D’autres poèmes célèbrent la poésie, les Andes, le peuple chilien : « j’ai connu des compagnons / qui allaient me défendre pour toujours / car ma poésie avait reçu, / à peine égrenée, / la médaille de leurs douleurs. »
Assassiné sur ordre à la veille de son exil au Mexique, ou mort de désespoir, le chantre de l’Amérique latine n’a pas fini de nous émouvoir.1




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Chanson de geste
Traduction de l’espagnol par Pablo Urquiza
Édition bilingue
Abra Pampa / Le Temps des Cerises
192 p., 12,00 €
couverture
Tes pieds je les touche dans l’ombre
Poèmes retrouvés
Avant-propos par Dario Oses
Traduction de l’espagnol par Jacques Ancet
Édition bilingue
Seghers
« Poésie d’abord »
168 p., 17,00 €
couverture

1. Il s’agit de la première traduction en français pour les deux ouvrages.