par Stéphane Baquey
L’œuvre poétique principal de Jacques Roubaud forme un « octogone » composé de huit livres parus aux éditions Gallimard : ∈ (1967), Trente et un au cube (1973), Autobiographie, chapitre dix (1977), Dors précédé de Dire la poésie (1981), La Pluralité des mondes de Lewis (1991), La Forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains (1999), Churchill 40 (2004) et Octogone (2014). Au milieu, se tient un neuvième livre, qui est un livre de poésie-non-poésie : Quelque chose noir (1986). ⊂ et autre poésie est un livre « complémentaire » de cet ensemble de livres. Il distribue en cinq parties, et en autant d’époques, une part des poèmes, tantôt inédits, tantôt publiés dans des revues ou des éditions rares, qui n’ont pas trouvé place dans les livres de l’œuvre proprement dit – déjà Octogone comportait cette dimension récapitulative. Nous entrons ainsi dans l’ouvroir de cinquante années de composition de poésie : de 1962 à 2012.
La poésie est pour Jacques Roubaud un art de mémoire. La poésie est mémoire de la poésie et surtout, moins par claire déduction que par conviction, mémoire de la langue. La mémoire de la poésie s’exemplifie de manière privilégiée par la composition de sonnets, condition d’appartenance à une classe extensive de poèmes en langue française, y compris en langue française traduite depuis des langues voisines, comme l’italien, l’espagnol ou l’anglais. En même temps, l’invention perpétuelle s’aventure bien au-delà des frontières du sonnet, vers des propositions non métriques – vers libres, proses, et d’autres choses encore, que l’on ne saurait définir. L’anglais, surtout celui de la poésie américaine, a été une langue-miroir pour cette invention – à tel point que deux séries présentent en reflet l’une de l’autre deux versions de chaque poème, l’une en français l’autre en anglais. Mais la poésie comme art de mémoire est aussi un exercice qui s’éloigne de la publicité d’un jeu de langage pour référer à la privauté d’une vie. Quand ils ne réfèrent pas aux lieux communs des villes dont Jacques Roubaud court les rues, après Raymond Queneau (que ces rues soient celles de Paris ou d’ailleurs), les poèmes sont attachés à une singularité. Nous n’avons pas tous été enfants à Carcassonne dans les années 1940. Mais la singularité, à vrai dire, est elle aussi partageable. Tout le monde se ressemble. Le poème véhicule le souvenir, les sensations en lesquelles se dissocie lexicalement la substance mémorielle, en deçà de toute métrique et toute syntaxe. Il se tient idéalement au lieu des explosions et des obscurcissements du souvenir. Ainsi la poésie est-elle langue de la mémoire, au péril de la langue.
Toute cette récapitulation, complémentaire de l’œuvre poétique, s’accompagne d’une invention par emprunt à un ailleurs de la mémoire propre de poésie. Depuis le Japon, Jacques Roubaud invente une autre poésie. Il compose des « tridents », sortes de haïkus courts de trois vers, de 3, 5 et 3 syllabes, qui accompagnent les quatre premiers chapitres du livre et constituent à eux seuls le cinquième. Le trident est une forme qui aura été nécessaire et suffisante pour « se souvenir ».