par Michel Ménaché
Recueil composé de 1972 à 1985, La Pierre Amour est dédié à « la Femme que l’On dit mienne… ». Poésie amoureuse sertie dans une architecture savante empruntant à la musique et à l’arithmétique. Les nombres jouent un rôle symbolique référentiel important dans cette alchimie du verbe où le réalisme se conjugue au merveilleux, voire au miraculeux. L’autobiographie intime, brouillée d’énigmes, de références mythologiques et littéraires multiples (Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Apollinaire, Lorca, Eluard, etc.), traverse tout l’ouvrage. Les poèmes sont regroupés en séries ou en séquences, certaines numérotées et croisées dans le développement du livre et des pays visités par le couple : Villes (Paris, Bruges, Venise, Florence, Fès, Marrakech), Achillées, Testaments, etc. La trame narrative en prose est constituée de 13 chroniques dont 12 sont précédées d’une citation latine de 14 lettres communes disposées différemment. C’est dire l’attachement de l’auteur aux constructions de l’esprit. Pour lui « tout poème est fondé sur un système arithmétique ». La préface de Gwen Garnier-Duguy apporte à ce propos un éclairage judicieux.
La Pierre Amour est tout autant réelle que rêvée ; nom donné à un « bloc erratique glaciaire », « pachyderme de granit », sur lequel deux adolescents ont gravé le nom d’une figure féminine d’un film quasi-initiatique : Aïlenn. Ce souvenir d’enfance est troublé par la disparition en mer de l’ami, Morel, « Mort-elle », syllabes homophones qu’on retrouve dans le nom d’une île : « Elmor ». L’apparition de la femme aimée, tour à tour Aïlenn, Aphrodite, Ange, Grain d’Aile, etc. incarne la poésie même, vision aussi fascinante que fugace mais combien obsédante, par sa « voix bleue », ses « yeux d’eau verte »… L’auteur, diversifiant les registres de langue, excelle dans les proses nervaliennes des 13 épisodes narratifs. Visions sublimées, illuminations envoûtantes qui enchantent ou rendent fou. Un certain maniérisme se conjugue à des touches d’humour ou d’autodérision. L’érotisme ardent célèbre « la violence des sens ». Jusqu’aux hyperboles charnelles les plus suggestives : « Elle prit l’axe du soleil dans sa main inexorable. » Le combat d’amour avec « la tigresse blanche » se traduit aussi en termes de déréliction, négation du concept de possession du corps de l’autre : « Je suis entré en elle comme au désert. » Ou encore, Eros se métamorphose en Thanatos ; alors la femme aimée n’est plus qu’un dangereux « récif corallien », une île étrangère inaccessible : « Elmor », « belle comme l’herbe de sang arrosée ». Jusqu’à la perte : « dix ans plus tard, ce serait l’éclipse ». Au retour, le poète, « survivant », se retrouve à Paris, « l’exil sur l’épaule » : « La passagère de mon cœur / ne descend ni jour ni nuit. »
Il est impossible de rendre compte de cette œuvre-vie en quelques phrases. On notera que la démarche structurelle de Xavier Bordes dans La Pierre Amour s’inscrit aujourd’hui dans la lignée des grands bâtisseurs de l’écrit, au premier rang desquels opère Michel Butor.1
1. Le Sans Père à Plume, 1er recueil de Xavier Bordes, préfacé par Michel Deguy, est disponible, en ligne, publié par les éditions Recours au Poème.