Lisa Robertson : Cinéma du présent

 
par David Lespiau

« Ainsi tes données miroitent »

Des lignes avancent, une liste de phrases, énoncés littéraux, fragments de discours ; des phrases avancées, espacées, à un moment chacune répétée, qui miroitent à distance plus ou moins grande, dans le livre. En deçà de ce miroitement, un dialogue se joue entre deux personnages purement grammaticaux, je et tu, dialogue littéralement décousu, détaché de toute continuité, si ce n’est celle du temps dans lequel se positionnent ces items – « Ce qu’on pourrait appeler ici “vers-phrase” (ou “phrase-vers” : vers d’une phrase, rarement deux, ou phrase en un vers, commençant par une majuscule et se terminant par un point (…) »1 – sorte de moments choisis dans une relation qui se découvre, se poursuit, se répète en partie et semble ainsi tourner. Sans exclure l’affect, la projection, l’identification – la fiction –, dans ce qui ressemble souvent à une fragmentation de conversation ou de monologue brassant vie quotidienne (remarques diverses, descriptives, personnelles, sexuelles…) et vie de l’esprit (bribes de concepts, esquisses de théorisation du réel…). Phrases simples et / ou énigmatiques. Beaucoup d’entre elles sont adressées, certaines relèvent du langage parlé ; d’autres sont purement nominales. Une ligne blanche sépare chaque phrase-vers ; la fiction qui se lève, souvent, s’interrompt alors immédiatement et saute à la suivante. L’espace régulier entre ces phrases ne fait pas qu’interrompre la fiction – effet bougé –, il introduit quelque chose de l’ordre de la rotation, du défilement devant les yeux. Je n’en vois pas d’autre explication que l’inscription de ce défilement dans le protocole du livre, qui est rotation de pages autour d’un axe ; de la même façon que le miroitement du texte, phrase par phrase – son reflet italique déporté – répond à la stéréophonie naturelle du livre ouvert en double page. Cinéma du présent, ainsi, parvient à concilier littéralité, fiction, mouvement – alors même que son protocole, qui pourrait sembler de prime abord trop perceptible, se fond bientôt en une rumeur (cliquetis mental) qui accompagne le lecteur-spectateur. Cinéma dont le montage, logiquement, procède de l’ordre alphabétique : au livre écrit phrase après phrase (ici en romain) dans la simple chronologie de la composition, sont incorporées – tissées ligne après ligne – les répétitions de chaque phrase (en italique) selon l’ordre alphabétique ; avec quelques entorses liées au réglage final. Le tout, poème-livre achevé, s’offrant enfin à l’ordre de la lecture. Après avoir été confronté à celui de la traduction : le passage de l’anglais au français (lire la postface passionnante du traducteur) ayant remis en jeu les questions liées à l’ordre alphabétique, mais aussi au genre des locuteurs ; entre je et tu, ici spécifiquement féminins, et sous la cascade des phrases-vers miroitantes – le reflet déporté est mémoire, écho –, l’aventure de ce livre se redécouvre aussi via les problèmes de traduction. Aventure qui, de fait, n’est pas épuisable en une seule lecture. Cette auto-conversation amicale et philosophique est un « présent qui dure »2, celle d’une pensée vivante, réflexive, se nourrissant tout autant de sensations que de concepts, et dont ce livre, qui mime son mouvement circulaire, spiralé plus exactement, invite le lecteur à reprendre sans cesse un mouvement, un moment – toujours inattendu – d’une telle compagnie intellectuelle « autonome ». Le livre clignote entre présence et absence ; l’objet – de pensée, de fiction, de poésie – reste en suspens, perpétuellement.




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Traduction de l’anglais (Canada) et postface de Pascal Poyet
Théâtre Typographique
96 p., 15,00 €
couverture

1. Postface de Pascal Poyet, Remarques sur Cinéma du présent de Lisa Robertson.

2. Hannah Arendt, La vie de l’esprit, traduction de Lucienne Lotringer, P.U.F, 1981 ; référence centrale de Lisa Robertson – avec Émile Benveniste – soulignée par Pascal Poyet dans sa postface.