Francis Cohen : Choses que nous savons

 
par Anne Malaprade

Derrida lisait Ponge en le « dépliant » – on se souvient de Signéponge, conférence prononcée en 1975. Francis Cohen, lui, mène l’enquête, tel le chevalier Dupin dans La Lettre volée, et ce sur un ensemble de textes de Ponge intitulé Le Savon (1967) que ce dernier rédigea entre 1942 et 1965. Mener l’enquête ici, c’est lire obliquement, lire sous, ou peut-être péri-lire : entendre en tout cas les sous ou sur-conversations (conscientes inconscientes ?) que ces notes entament, et répondre, mais par le poème, aux propos violents par lesquels l’auteur du Parti pris des choses dévalue les philosophes : « Philosophes, vous m’avez compris. Allez vous coucher. À la niche. Regagnez votre galetas. Retournez-vous sur vos couches sordides ».1 Ponge exhibe l’objet savon pour parler de ce qui ne peut se dire frontalement : sa haine (?), son inquiétude (?), sa peur (?) des Juifs, son désir inavouable de les voir s’éloigner et disparaître.
Mener l’enquête pour Francis Cohen, c’est construire une série de poèmes loupes dont les vers posent des indices, regroupent des séries, rompent certaines évidences, remettent en cause certaines fabriques. Christian Prigent, dans La Langue et ses monstres, avait déjà pointé la nécessité d’affronter la question de l’antisémitisme de Ponge : « Sur les codicilles antisémites occasionnels dans la conversation et les lettres du Francis Ponge des années 1970, je passe : on ne trouve rien de cela dans les écrits publiés. C’est une question, cependant, qu’il faudra bien poser un jour. Puritanisme linguistique / puritanisme ethnique / homophobie / pathos élitaire / xénophobie / antisémitisme : ce que cette série articule, et comment elle le fait, c’est un serpent de mer qui revient sans cesse cracher son venin (je note ceci alors que la misérable ‘affaire’ Richard Millet agite la France littéraire). »2 Affrontement accompli donc, et d’une manière inédite, puisque c’est le faire du poème qui décrypte l’antisémitisme pongien.
Mais cette enquête sémantique – qu’est-ce que signifient ces injonctions de laver, de purifier, de nettoyer, de clarifier que certains poètes3, que certains parents, que certains maîtres, que certains hommes politiques ne cessent de reprendre – se double d’une enquête historique, qui voyage dans le temps et dans l’espace, prélève des empreintes textuelles, recopie des sources écrites, recueille des paroles prononcées dont le plus souvent l’émetteur n’est pas identifié. Ainsi de Ponce Pilate : qui était ce préfet de Judée, simple gouverneur de province qui ordonna la crucifixion de Jésus ? Que sait-on de sa « ruse », de sa « peur », de sa « lâcheté » ? Ponge lui-même se présente comme son descendant dans le texte « De l’eau savonneuse et des bulles de savon » : « Non, il ne s’agit que du savon et de se laver les mains, à l’instar de mon ancêtre Ponce Pilate – dont je suis si fier qu’après avoir dit : ‘Qu’est-ce que la vérité ?’ il se soit lavé les mains de la mort du Juste (ou de l’exalté) et soit ainsi le seul personnage du conte à être entré dans l’histoire les mains pures, ayant fait son devoir sans grands gestes, grands symboles, vagissements et fatuité. »4 Et c’est justement dans la section « Ponge & Pilate » de Choses que nous savons qu’apparaissent deux dates qui se succédant, se croisent et se font écho : janvier et avril 1942, à savoir la conférence de Wannsee et les premières notes rédigées par Ponge à Roanne autour du savon. Enquête, enfin, linguistique, puisque Francis Cohen fait très souvent vaciller le français dans son Autre : l’allemand – alors que Ponge demandait à son lecteur dès l’ouverture du livre de se « doter, par l’imagination, d’oreilles allemandes ». Certains poèmes versifiés sont ainsi constitués d’une série de syllabes unes, tantôt allemandes, tantôt françaises, qui apparaissent telles des notes hésitant entre deux régimes de sons, de sens, de prononciations. Les majuscules constituent alors ce point de bascule qui fait passer d’une langue à l’autre. Et les poèmes se dressent sur la page, aussi élancés que les corps filiformes sculptés par Giacometti.
Enquête sur un savon tel qu’il fut décrit et raconté par Ponge, donc, mais qui entend surtout ne pas liquider la crasse – la trace. Le parti pris de certaines choses, en tout cas, semble avoir été choisi par Ponge au prix de celui d’un peuple. Peut-être faudrait-il accepter de ne jamais « En finir » (titre de la dernière section du livre) avec ce que nous croyons identifier comme sale, impur ou souillé. Les « toilettes intellectuelles » que réclame Ponge – dont Derrida disait qu’il était justement « une éponge, un subjectile équivoque, aussi indécidable qu’un hymen » – peuvent être inquiétantes, voire nauséabondes. Et c’est au contraire avec une grande retenue que Francis Cohen revient sur la Shoah dans la section « Autour du minimum » : minimum des témoignages, minimum de langue, minimum du savoir, minimum des images, minimum de pathos. Ces fragments cependant disent que certains crimes, aucun savon, aucun oubli, aucun lessivage, aucune propagande ne pourra les effacer. Il suffit alors de quelques rares mots justes pour rappeler ces « choses » que certains préfèreraient ne plus savoir : « Oui. Il faut. Imaginer. / L’ouverture. J’ai vu. »
Ponge s’adressait à un lecteur qu’il désignait le plus souvent comme « jeune homme absolu ». Il lui narrait la dissolution du savon en des termes qui ne peuvent que nous évoquer les fours crématoires (« […] je ne dirai pas qu’il rend l’âme, car c’est son corps entier qu’il laisse se disperser en fumées traînantes, en traînées fuligineuses, lentes à s’émouvoir et à disparaître. Tout son corps rend l’âme en fumées lentes à se dissiper. Ou plutôt, il rend son corps en même temps que son âme, et lorsqu’il rend le dernier souffle, c’est en même temps que la dernière trace de son corps a disparu ») avant de renvoyer à sa morale de l’objoie, proprement (c’est le cas de le dire !) obscène. Francis Cohen ne partage avec Ponge qu’un prénom. Lui restitue la chose – le savon – à un juste savoir que le poème est en mesure de constituer, quelque fragile, quelque elliptique qu’il soit. Et il parle au nom d’un « nous », celui qui apparaît dès le titre du livre : un nous incarné qui se détourne de cet « absolu » évoqué par Ponge. Le « nous » d’une communauté humaine au plus près du sol, au plus près des traces, au plus près des faits.



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Nous
« Disparate »
160 p., 15,00 €
couverture

1. Ponge, Le Savon, Gallimard, « L’Imaginaire », 1992, p. 70.

2. À lire, le texte de Christian Prigent intitulé « Malaise dans l’admiration (Ponge politique ) » publié dans les actes du colloque Politiques de Ponge qui s’est tenu en 2012 à l’ENS de Lyon.

3. « Si je voulais montrer que la pureté ne s’obtient pas par le silence, mais par n’importe quel exercice de la parole (dans certaines conditions, un certain petit objet dérisoire tenu en mains), suivi d’une catastrophe d’eau pure, quel objet conviendrait mieux que le savon ? », dans Le Savon, p. 29.

4. Ibid., p. 106.