par Daniel Lequette
La publication des œuvres complètes en « Quarto » est l’occasion de vivre une expérience de lecture rare, celle d’avoir à portée de main, en un seul volume, une œuvre majeure accompagnée de correspondances et d’articles critiques témoignant de sa réception à différents niveaux, sphère intime et publique, et à différentes époques. Cette expérience est riche à plusieurs titres : parce que Louis-René des Forêts est à la fois un lecteur inspiré et un inspirateur ; parce qu’il se trouve par ses écrits, son activité d’édition, ses amitiés, ses engagements, inscrit dans l’histoire de la littérature et des idées du XXe siècle. Expérience riche aussi parce qu’elle est problématique. L’œuvre est en effet un nœud de tensions qui peut générer une lecture intranquille : modernité inquiète tendue vers un idéal classique de perfection linguistique ; sensibilité tumultueuse tentée par l’abstraction (l’article sur les musicologues intellectualistes est de ce point de vue très révélateur) ; expérimentation de genres divers et pourtant d’une fidélité obsessionnelle à un projet qui semble établi dès les écrits de jeunesse, au point de donner un sentiment d’immutabilité, de ressassement.
Ce volume restitue la perspective de l’œuvre depuis les premiers récits, Les Coupables (inédit) et Les Mendiants, explicitement inspirés de la littérature américaine ou russe – et peut-être plus sûrement inscrits dans la lignée de la littérature symboliste, aux frontières du fantastique et d’un spiritualisme immanent – jusqu’aux dernières tentatives inachevées et pourtant accomplies : Les Mégères de la mer, les Poèmes de Samuel Wood et Ostinato, le chef-d’œuvre incontestable. Cette mise en perspective permet de libérer un peu l’auteur de son aura parfois encombrante d’écrivain pour les écrivains, sacré par Maurice Blanchot, en faisant valoir son goût pour la narration spectaculaire, en prose ou en vers, l’enchaînement de tableaux scéniques, produisant ce curieux mélange qu’on rencontre surtout à l’opéra d’une ample éloquence épique mise au service de l’intime.