par Alexandre Ponsart
En ce printemps 2015, Pascal Quignard, écrivain et musicien, publie deux ouvrages de tailles inégales.
D’une part, Sur l’idée d’une communauté de solitaires où l’auteur fait l’éloge des ruines de Port-Royal. « Le propre de Port-Royal pour moi, c’est l’invention passionnante – même si elle est difficilement concevable pour l’esprit – d’une communauté de solitaires ». Comment arrive t-il à faire cohabiter ces mots contradictoires communauté et solitaires ? Les solitaires étaient les « hommes de la société civile, aristocrates ou riches bourgeois, qui (…) quittaient la cour pour franchir vingt kilomètres et se retrouver dans un bois. Ils ne se guidaient sur aucune règle extérieure, n’obéissaient à personne, jaloux seulement de leur retrait du monde. » C’est alors que Quignard tisse les liens entre écriture, solitude et lecture. « Tous ceux qui lisent sont seuls dans le monde avec leur unique exemplaire. Ils forment la communauté mystérieuse des lecteurs ». L’écriture nécessite, elle aussi, la solitude et le silence. La solitude est le fait « d’être seul », d’être « singulier ». Finalement, le solitaire apparaît comme l’une « des plus belles incarnations qu’ait revêtue l’humanité, qui n’est elle-même rien par rapport aux paysages des cimes, des lacs, des neiges et des nuages qui surmontent les montagnes. » Port-Royal est donc cette communauté de la passion du livre, de la solitude, de la lecture et de l’écriture.
D’autre part, il y a Critique du Jugement. Là aussi, le titre mérite attention. Par cet oxymore, Pascal Quignard renonce à tout jugement et accroît sa faculté de méditation. « Ce que je perds en faculté de juger (comparer), je le gagne en faculté de penser (méditer). » Il faut se dépouiller de notre faculté de juger, de classer, de condamner ; après seulement, nous pourrons penser, créer et tout simplement vivre. Devenir soi-même, un être singulier.
Ce texte est composé de quatre parties (Krisis, Phthonos, Creatio, Publicatio) qui font écho à quatre stades de la création littéraire. Dans Krisis – jugement en grec – Quignard énumère de façon non exhaustive les institutions de jugement (journaliste, critique, lecteur professionnel, juge…) dont il a été parfois membre. Il met en évidence le poids, dans la pensée judéo-chrétienne, de la dualité bon / mauvais et invite à nous en débarrasser. Il nous faut dépasser notre tribunal intérieur – notion chère à Kant –, passer outre la topique freudienne du surmoi qui nous condamne au mauvais œil. « Il faut sans doute préférer le mot si simple de surveillance au mot compliqué de sur-moi puisque le mauvais œil précède infiniment le moi. »
La fonction première de l’œil, « plein de voracité, est le mauvais œil » écrivait Lacan.
« La partie la plus perceptible dans la silhouette de tous les prédateurs est le point brillant et vertigineux, hypnotique, au centre de l’œil. Le regard en fixant dépourvoit de vie (...). Le regard, en dépourvant de vie, méduse. » Nous sommes en pleine deuxième partie, Phthonos. Ce mauvais œil est celui qui a condamné, interdit et même brûlé les livres. Sans remonter très loin dans le temps, l’auteur nous donne un exemple de condamnation. En 2007, à Lagrasse, les exemplaires de la Nuit sexuelle furent couverts d’huile de vidange et de fuel. « La mise à feu par les prêtres rata. » On vient juger et condamner le livre en tant qu’objet même. « Ce qui me heurta, en revanche, (…) c’est que tous les instruments technologiques étaient indemnes (…) C’est le livre en personne qui posait problème aux religieux intégristes qui avaient voulu rendre leur jugement, élever un bûcher. » Et de conclure que c’est la représentation « linguistique de la pensée en tant que telle qui avait été condamnée par les fidèles catholiques et qui devait être punie comme sacrilège. »
Avant-dernière partie du livre, Creatio, nous permet de quitter les ravages causés par le jugement et de profiter pleinement de la création et de ses mystères. Car avec la création nous vivons, nous existons. « Dans la création l’Être se soulève (…) Le surgissement surgit. Le senti sent. La nature est là, poussant encore – poussée par une énergie prévivante, datant d’avant elle-même. » Une fois encore, Pascal Quignard met en garde contre un discours qui hiérarchise, classe, approuve et condamne. Pour cela, il cite Aristote : « Dans le jugement, on compare des êtres à d’autres êtres et on perd la sensation directe par rapport à la chose vivante. » « Auteur désigne celui qui s’autorise lui-même. » Mais le risque d’une telle autorisation et d’exposer ses écrits et finalement de s’exposer soi-même.
C’est la Publicatio. C’est l’automne, la rentrée littéraire avec son lot de critiques. « Publier livre, s’exposer supplice » écrivait Tchouang-Tseu. C’est s’offrir aux regards « de ceux qui attendent les réactions et qui surveillent le visage et le frémissement vivant des traits. » L’écrivain ne travaille pour personne, « il compose à perte », il s’est détaché du groupe et erre à la lisière de sa famille et de sa communauté dans le « monde vague, silencieux, mystérieux, ludique (…) de l’œuvre. » La dédicace que l’on retrouve dans le dernier trio de Schubert vient achever cette idée : « À personne sauf à ceux qui auraient du plaisir à l’entendre » (que l’on peut comprendre par : à le lire).
Pascal Quignard nous invite donc à nous défaire de tout jugement afin de penser, de méditer. Tout simplement d’exister. Il prolonge ainsi la thèse de Gilles Deleuze dans Critique et Clinique, qui écrivait : « le secret : faire exister, non pas juger (…) S’il est si dégoûtant de juger (…) c’est parce que tout ce qui vaut ne peut se faire et se distinguer qu’en défiant le jugement. » C’est pourquoi, il convient de s’abandonner à la lecture et de lire sans juger car cette faculté (de juger) se situe tout entière du côté du ressentiment.
Signalons également la parution ce semestre d’un ouvrage collectif, Pascal Quignard, La littérature à son Orient, Presses Universitaires de Vincennes.