Anne-Marie Albiach : Cinq le Chœur 1966-2012

 
par Alain Cressan

Outre la possibilité qu’il nous offre d’avoir accès à des textes difficiles à trouver d’Anne-Marie Albiach, comme un volume d’œuvres complètes, Cinq le Chœur, 1966-2102, est aussi, d’une certaine façon, un nouveau livre de l’auteur.
Chaque livre, dans sa matérialité, contraint, déplace et modifie le rapport du lecteur à sa lecture d’un texte pourtant identique : de nouveaux réseaux se font jour par échos, chaque texte se place dans un flux de continuité intégrant aussi la rupture, certaines pages trouvent une place autre dans la perception que l’on en a dans la traversée du volume. C’est particulièrement vrai dans ce cas, où ce qui est circonscrit dans l’objet donne l’impression d’une somme inatteignable, d’inépuisable1 : chaque consultation amène à rencontrer de nouveaux points saillants, ou encore à changer la topographie, la géométrie que l’on se fait de cet ensemble.2

La forme du codex, un parallélépipède épais, peut évoquer celle de la stèle3, du monument. Le monument, familièrement, est un objet architectural massif, voire funéraire. Mais si l’on se réfère au Gaffiot, le mŏnŭmentum est aussi ce qui rappelle quelqu’un ou quelque chose (de monēre, « faire songer à… »), une marque, un signe de reconnaissance, ou encore un décret (« monument écrit »). Les œuvres d’Anne-Marie Albiach comprennent à plus d’un titre ces trois acceptions.

Le mot « mémoire » revient sans cesse dans Cinq le Chœur, de la première publication  Haie interne4 à la dernière, Celui des « lames », où le mot clôt le texte5 et donc le volume : « le nombre multiplie encore l’instant / genoux serrés dans la mémoire » (p. 553), la clôture se retournant ainsi en ouverture, dans la multiplication, le thème formant une spirale6, va et vient incessant entre l’ouvert du mémoriel, de la remémoration, et sa fermeture interne : « Une mémoire s’annule et croît. Dans ces fragments qu’une logique unit. » (p. 491) Bien que vive, liée souvent à des mots évoquant à la fois blessure et désir7, la mémoire est une abstraction, dans un lyrisme froid8, alternatif9, énigmatique, jamais assignée à une référence précise, un biographique situable ou simplement évoqué : « ces appels n’ont d’écho qu’à travers un passage d’abstractions dans les corps indéfiniment mis à l’épreuve » (p. 375), cependant que la présence concrète de ce corps, sous-jacente, trouve son inscription dans le texte, comme « la plaie cachée / pulsation la distance » (p. 526). Cette pulsation implique une dynamique du texte, celle de la « REMISE en place des Désirs /// dans le langage » (p. 177), qui renvoie à l’acte d’écriture, à « la mémoire de la lettre » (p. 319).

De fait, la marque, le signe, la lettre, focalisent l’œil10, dans l’italique capitale aphone du titre État, sur un espace concret du livre, sur la matérialité visuelle du signe11, de la lettre (littĕra), de la typographie12. Le blanc n’est pas simple fragmentation mais possède sa densité propre, intense, comme « respiration / TEXTURE » (p. 367), ou encore « une césure d’espace » (p. 91) dans le corps du texte, « dans le discontinu ou l’intercepté continu » (p. 27). Le corps de l’inscription par la lettre se double ainsi de celui du scripteur dans le texte : « au fil du papier / se tranche une image (corporelle) / comme cisaillée d’un / alphabet péremptoire » (p. 307) ou encore l’S de « DiScours » (p. 242), figure tournante dans le mot, spiralée, qui rappelle l’S de Roger Giroux, qui « chercherait à transfigurer la nudité du corps par la nudité de la lettre » (p. 349). Ce procédé, plus complexe qu’il n’y paraît, attire aussi l’attention sur le « simulacre »13 de ce qui se présente ici à notre regard. Ainsi à la page 307, où le blanc domine, un nom unique, vers le haut, légèrement décalé vers la gauche frappe dans « la nudité blanche de la lettre » (p. 55) :
« l’arbitraire ».
On pense à Ferdinand de Saussure14, bien sûr, mais aussi à « l’alphabet de l’enfance », (p. 326), celui qu’on s’applique à graphier correctement, dans une tension15 du corps, de la main, de l’œil : « sur le carré blanc / distorsion inédite » (p. 483).

Dès lors, la lettre décrète un théâtre de la page, dans sa matité blanche ponctuée de signes noirs (« le cadre / la tache » p. 281), dans le déport de l’habitus de lecture – théâtre formel : « Une théâtralité de l’alphabet » (p. 491), « sur le blanc / en deux espaces / l’essor placé / là / où mon regard pèse » (p. 10). La page est le lieu d’une mise en scène où la place du « fragment »16, de « l’énoncé » (p. 56) tient lieu d’une dramaturgie du « discontinu » (p. 27). Les personnages – les pronoms, le plus souvent à la troisième personne du singulier et du pluriel – sont des embrayeurs vides, dans l’absence d’ancrage référentiel (« l’ancrage à peine éclos », p. 547), et de ce fait ouverts et abstraits17 : « IL théâtre déserté » (p. 392). Alors, « la fiction n’a plus cours : les personnages / disparus dans les pages se transforment / en références doubles / OBJETS MULTIFORMES » (p. 271). Pourtant, paradoxalement, « le livre assigne la fiction » (p. 320), dans une asymétrie textuelle pour son lecteur, dans une forme « baroque » (p. 484) de livre-théâtre : « ils craignaient l’harmonie – le désordre surgit » (544). Le discontinu offre ainsi, dans un chœur18, lyrique au sens double, « Plusieurs VOIX // de l’objet // la musique interdit la somme » (p. 178). Les voix (« CHANT graphique », p. 162) s’entrecroisent dans la partition que constitue la page, avec la « mesure »19 : mesure de la partition, du vers, et de l’excès, obligeant le lecteur à excéder sans cesse sa perception de l’objet textuel entre ses mains, inépuisable dans ses incessants mouvements, « parcours symétriques / appuis extérieurs / dans l’instant // perdurent des manifestations / occultes » (p. 538).

Au gré des « ambigüités du parcours » (p. 370), de multiples branches de lectures sont possibles, selon qu’on combine telles ou telles itérations (« la répétition prête au jeu // de mémoire », p. 283). La postface d’Isabelle Garron propose ainsi plusieurs « angle[s] d’attaque » (p. 574), en recontextualisant l’œuvre d’Anne-Marie Albiach, dans un rapport, pourtant très intime, « aux marges de la lisibilité – au bord du poème » (p. 563).




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Flammarion
« Poésie »
592 p., 28,00 €
couverture

1. « l’imprécisable / l’inépuisable roman » (p. 53)

2. La table d’État, à côté de laquelle on pourrait passer dans le volume du Mercure de France, et qui offre une lecture seconde du livre, montre bien cette attention à l’objet-livre. Dans ce volume, elle ne se trouve d’ailleurs pas dans la table, mais dans le corps même du texte (p. 147).

3. « SUR UNE STÈLE […] PORTRAIT // il ne reste qu’une empreinte ///// d’utilité ou de nécessité » (p. 77)

4. « saveur de la mémoire / haie interne du jardin » (p. 12)

5. C’est aussi le dernier mot de Figurations de l’image (p. 487). On le retrouve également dans trois titres : « ‘L’existence du terrible’ : la remémoration. » (p. 289), « Les figurations de mémoire » (p. 415) et enfin UN DÉLIT MÉMORIEL (p. 509).

6. « […] il y a ce rapport en spirale par rapport à celui qui écrit, à ce qui est écrit », dit-elle dans un entretien avec Jean Daive à propos d’État, dans Anne-Marie Albiach l’exact réel, Éric Pesty Éditeur, 2006, p. 33. Voir aussi la table d’État, p. 147, « rétrospective », « mouvement », « reprise », qui me rappelle « ainsi seul de thème // il détermine ///// des spirales » (p. 134).

7. « assignés à cette blessure » (p. 15) « fissure » (p. 20) « DÉCHIRURES » (p. 274), « impondérables du désir » (p. 37) « incision » (p. 111), etc. Voir aussi les mots « délit » et « terrible » dans les titres de la note 5, qui montrent cette tension.

8. Cf. dans Jean Daive, op. cit., p. 51, « […] un lyrisme froid, […] contrôlé […] ».

9. Cf. Anne-Marie Albiach, « Intermède ou lapsus », in Amastra-N-Gallar, numéro 12, p. 5.

10. « impressions rétiniennes et mémorielles » (p. 155)

11. « : l’écriture joue sa figuration » (p. 241)

12. Dans le travail sur le corps et la casse : l’italique et son insertion dans le caractère romain, la capitale, la petite capitale.

13. « ALPHABET ou simulacre » (p. 159), « il avive l’alphabet simulacre » (p. 429) – le verbe avive dénote encore le dédoublement corporel de l’inscription.

14. Cours de linguistique générale, Payot, 1979, p. 100.

15. « la tension prend / figure graphique » (p. 201)

16. Bien que gênant, par la notion de manque qu’il induit, auquel on ne peut réduire le blanc, ce pourquoi on lui préfèrera le terme « discontinu », plus dynamique, le mot est employé à plusieurs reprises dans « après cela, moi j’ai regardé » (p. 491-492).

17. De même, la première personne, dans son lyrisme « froid ».

18. « le chœur dit la foule, cette compatibilité même « (p. 222)

19. Ainsi, p. 76, 82, 120, 203, 247… et bien sûr L’EXCÈS :cette mesure (p. 439).