par Christian Tarting
Pour fêter un infans
Quelques mois après sa mort – survenue le 12 juillet 2013 – et quasi simultanément sont parus trois livres de Mathieu Bénézet, qui s’est vu décerner le Grand Prix de Poésie de l’Académie française peu avant son décès – mais alors qu’il était hospitalisé depuis plusieurs mois à l’hôpital Tenon, à Paris. Son très fidèle éditeur et ami, Yves di Manno1, le rappelle opportunément, lui qui aura publié chez Flammarion une large part des quatorze ouvrages de Bénézet figurant au catalogue de la maison d’édition, quinze si l’on compte le volume d’œuvres rassemblées dont il fut l’impeccable ordonnateur et préfacier2 : ce prix ne fut pas, contrairement à ce que l’on pourrait penser – et quelque poids que l’on accorde, toutes activités confondues, au registre des récompenses – un prix posthume.
L’affaire serait de peu d’importance, de toute façon, l’auteur de L’Océan jusqu’à toi3 – sans doute son livre le plus important – n’ayant guère eu besoin, guère besoin de ce signe de « reconnaissance » pour marquer avec force la lecture de la poésie contemporaine, pas uniquement française. Sa lecture et, faudrait-il ajouter, sa pratique.
Car Bénézet fut – reste, ô combien – l’un des grands « incitateurs », des grands inventeurs-déplaceurs de formes de notre modernité de l’après coup (pas la moins efficiente). Ceci de la grande recomposition, explosante-fixe autobiographique, qu’est L’Imitation de Mathieu Bénézet, ou du souvent poignant Roman journalier4 – plongées d’écriture qui n’ont rien à voir avec un morne récit de soi et, a fortiori, avec la désespérante « autofiction » – à la série de ces apostilles qui surent remodeler de façon qu’il faut dire virtuose la saisie poétique des états de conscience, du mouvant de l’humeur ; surent scénographier la diffraction du moi par la littérature même, la percussion des noms propres – Cavafy, Mallarmé, Akhmatova, Leopardi, Baud ! – lui servant de tenseur mais aussi de ce que l’on aimerait considérer comme une construction mythique négative. Moments-Bénézet. Déboîtés-nets. Moments que les dernières pages – dernières : l’inédit, les ultimes publications le laissent bien entendre, ne manque pas – prennent en toute force.
Force – forces des valeurs, critiques aussi bien, et peut-être fondamentalement5, de l’écrivain de poésie. Mais : critique, expression en propre, quelle séparation ? C’est déjà ce que nous disaient sans réserve Détails, apostilles et encore, plus lointainement, Ceci est mon corps6.
« Comme une voix criblée / par les voix du dehors », écrit Mathieu Bénézet en ouverture de Les mêmes, désolées. Criblée, cette voix l’est aussi par celles de « mèrepère », celles d’une ascendance anadyomène. L’aura été jusqu’à la fin : ces voix, ou ces signes, ou cette aimantation sont là dans Premier crayon. La page 116 fait venir dans le livre un document manuscrit de Gisèle Sicard, mère de MB. Il s’agit d’un plan. D’une affaire, donc, d’orientation – ce qui résumerait bien l’œuvre entier de l’auteur de Biographies7. Et, coda d’une courte prose à la justification serrée ouvrant la deuxième laisse du recueil, en écho du séjour à l’hôpital – hôpital : le mot rythme le livre –, la mort du père est évoquée (p. 57-58). Récit de la mère, rapporté sec. Fin de partie oui.
Remémorée dans la traversée de douleur qu’est Premier crayon (« ceux qui ne dorment pas d’une / même douleur en Douleur / attendent une autre douleur / de Douleur », p. 15), cette mort pour autant ne s’accorderait guère avec le regret. « Père compissé hypostasié par la bouche. / Père hypostasié par la bouche du regard » nous dit Les mêmes, désolées (p. 16), livre qui eût mérité d’être cosigné puisque, en février 2010, Bénézet a confié à Cédric Demangeot le soin de le monter, littéralement de le fabriquer à partir de « papiers retrouvés » s’échelonnant de 1972 à 1980. « Faites mes livres sans moi », deux lettres de MB publiées en postface, donnent à Demangeot un la particulier d’autorisation.
Voici donc un écrire de ne pas écrire (Gérard Arseguel) qui lui aussi organise la disparition – « une fraction de deuil immergée » (p. 37). S’entrechoque avec la réalité minée du poète, venu d’un enfant dans un autre livre8 : un infans dont tout ceinture le cœur et dont le cœur parle avec la violence défaite de la langue, celle qui reste, lui reste. « Lignes effondrées du paysage » (p. 31), de ce paysage mental blessé, scarifié comme le fut le visage (« je propose de ne pas / revenir sur la / question des blessures / infligées au visage / de l’auteur », Premier crayon, p. 48), qui donnent l’ouvrage publié par Olivier Cabière à L’arachnoïde.
Chute. (Mallarmé repris par Bénézet en exergue de Les mêmes, désolées : « … j’ai aimé tout ce qui se résumait en ce mot : chute. ») Accident répété, accident décidé (au fond) qui s’appelle vie. Marches de la perte (« … vois comme j’ai vieilli. “Oui. Vieilli.” Ce n’est rien c’est l’hiver et mes mots qui sortent de ta bouche. “Vieillis.” “Oui. Vieillis.” » – Le Ciel c’est l’accident, p. 36). Frappes de la maladie, de la dé-figuration, de la déréliction, du mourir (« femmes hommes hurlent ils ne me voient pas ils ne regardent pas mon corps meurtri mon corps blessé lui seul a le droit de hurler », « je ne sais plus entré dans le malheur du corps comment vous parler je ne peux pas j’écris la fin d’un monde qui n’est pas le monde je n’écris pas », p. 75 & 76).
Reprenant en large part un texte publié quelque trente ans auparavant9 et décidé par un événement traumatique de l’enfance – événement majeur, inaugural, que le nouveau titre révèle presque –, Le Ciel c’est l’accident montre, par sa publication conjointe avec le livre comme testamentaire de celui qui disait « je vis avec Mathieu Bénézet, je ne suis pas Mathieu Bénézet », l’impressionnante cohérence de l’œuvre.
1. Qui, chez Flammarion, aura été précédé, comme interlocuteur de Bénézet, par Jean Ristat puis Bernard Noël. On ne saurait oublier leur rôle dans l’édition de l’œuvre…
2. Œuvre 1968-2010, Flammarion, « Mille & une pages », 2012. Yves di Manno a repris « La réfutation lyrique », sa longue préface au volume, dans Terre ni ciel, Librairie José Corti, « En lisant en écrivant », 2014.
3. L’Océan jusqu’à toi, Flammarion, « Poésie », 1994.
4. L’Imitation de Mathieu Bénézet, Flammarion, « Digraphe », 1978 ; Roman journalier, Flammarion, 1987.
5. Le Roman de la langue. (Des romans: 1960-1975), U.G.E-10/18, 1977 ; André Breton, rêveur définitif. Essai de lire, Éditions du Rocher, « Les Infréquentables », 1996.
6. Détails, apostilles, Flammarion, « Poésie », 1998 ; Ceci est mon corps, Flammarion, « Textes », 1979.
7. Biographies, Gallimard, « Le Chemin », 1970.
8. Il vient d’un enfant dans un autre livre est le titre du premier ouvrage de Bénézet publié par L’arachnoïde, en 2010. Signalons, outre l’originalité de son travail éditorial, la grande qualité plastique des ouvrages de la maison d’édition qui, tout comme Fissile, bénéficie des soins de Gérard Bourdarias, excellent imprimeur montpelliérain.
9. Nous ces photographies. Non, Ubacs, 1984.