Henry D. Thoreau : Journal

                                   
                                   
                                   
                                   

1. Walden, Le Mot et le Reste, « Attitudes » (2010); Les Forêts du Maine (trad. André Fayot), José Corti (2002) ; Cape Cod (trad. Pierre-Yves Pétillon), Imprimerie nationale (2000) ; Sept jours sur le fleuve (trad. Thierry Gillybœuf), Fayard (2012).

2. « 23 janvier 1852 – Il y a une vie végétale aussi bien qu’une vie de l’esprit et une vie animale, en nous, de sorte que les cheveux et les ongles continuent de pousser après que l’anima a quitté le corps, et que la vie de l’esprit et celle de l’animale sont mortes. Il y a aussi probablement une vie minérale inorganique. »

3. « 10 mai – Bangor-Oldtown – Le train depuis Bangor à Oldtown vous expulse de la civilisation suivant une tangente à la forêt. A Oldtown, j’ai beaucoup discuté avec un vieil indien qui rêvait assis dans une barge au bord de l’eau, en cognant régulièrement les planches avec ses mocassins en peau de daim, les bras pendant mollement de chaque côté du corps. C’est l’homme le plus communicatif que j’ai jamais rencontré. Parlé de chasse et de pêche, de l’ancien temps et du présent. Pointant du doigt le Penobscot, il me fit observer : “Deux ou trois mile là-haut la rivière belle région !” puis, comme s’il était venu de si loin pour me rencontrer et comme si je m’étais mis en route pour aller à sa rencontre, il s’exclama : “Ugh, les temps sont durs !” Mais il se trompait sur la personne. »

4. La Désobéissance civile (trad. Guillaume Villeneuve), Mille et une nuits (1997) qui inspira les mots et les actes du Mahatma Gandhi et de Martin Luther King dont chacun connait le destin de vie et la sorte de mort qui advient quand on a désobéi.

par Christian Désagulier

Transcendant Thoreau

Le Journal de Thoreau est un grenier de pensées qui passent, conduisent et reviennent. Plus-que-Journal que nous relisons par dessus son épaule, sous l’épais toit de pages qu’il forme quand on a reposé le livre ouvert à l’envers – cabane à tranche pré, relai de multiples explorations de Nouvelle-Angleterre à jambes de fourmi1.

Journal-poème d’historien naturel au bâton de marcheur écrivant, capteur de traces de vies accordées au manche du monde, débusquées jusque sous les galets des rivières à formes d’oreilles et d’yeux qu’ils prennent au fil du courant – de ces oreilles qui vous poussent, de ces yeux qui se dilatent au fil de l’écriture de Thoreau2.

Mais l’oreille plaquée au sol décrit aussi le mouvement des bêtes à la traque comme celui des hommes affolés qui ignorent leur affolement – et l’oreille au rail des machines à raccourcir le temps prédit leur retard dans une langue anglaise en train de s’américaniser3.

Plus-que-pensées qui entrent en Résistance au gouvernement civil4 qui contribua à la décolonisation de la péninsule hindou comme à la défense de l’indien arrivé le premier – dont le poème se met à la place de l’autre, pendu ou troué s’il parle. Tout faire pour que ce territoire de premier jour ne soit pas l’avant dernier.

Car Thoreau appartient à la communauté de ceux qui savent prendre les mots aux ouïes pour les remettre à la phrase comme on relâche dans la rivière les poissons que l’on a capturés à caresses nues – dont la fraîcheur d’être continue de passer sur le visage à chaque tournement de page.

Les près de 700 pages choisies par Michel Granger que Brice Matthieussent a traduites jusqu’à se taire pour les oiseaux, nous rapprochent essentiellement du sommet des 7000 pages d’où les signaux de fumée de Thoreau mêlés aux nuages renseignent le lecteur sur la direction du lac de jouvence5.

Journal-guide rapporté des bords du lac où nous vivons – son Je est un Nous – lu sur les lèvres d’un œil bleu ciel qui ne ferme pas, dans un palais à ciel ouvert, avec un trou noir au milieu6.




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Sélection de Michel Granger
Traduction de Brice Matthieussent
Le Mot et le Reste
646 p., 28,00 €
couverture

5. En cours de traduction in extenso par Thierry Gillybœuf : Journal, 1837-1840 ; Journal 1841-1843 ; Journal 1844-1846, Éditions Finitude (2012-2014), 3 volumes parus sur 15 prévus.

6. « 7 janvier 1857 – Ici, au pré de Well Meadow, je me sens à nouveau dans mon élément, comme un poisson remis à l’eau. Tous mes chagrins lavés. Toutes choses tournent doucement autour de l’essieu de l’univers. Je me souviens que lorsque j’étais très jeune, il m’arrivait de faire souvent le même rêve, nuit après nuit, qui aurait pu s’intituler Brut et Doux. Tout ce qui arrive, toute satisfaction et insatisfaction, tout événement survenant pendant le rêve pouvait être caractérisé de cette façon. Quand j’y repense, je me revois couché et jeté sur une surface râpeuse, horrible et fatale qui devait rapidement mettre fin en effet à mon existence, ainsi dans le rêve même, je savais que cela annonçait à coup sûr mon malheur ; et puis soudain, j’étais de nouveau couché sur une surface délicieusement lisse comme celle de la mer en été, douce comme duvet, couché dans une toile d’araignée ou sur la plus molle des peluches, et la vie redevenait un luxe. Mon expérience de veille a toujours été et demeure une alternance de Brut et Doux. Dit avec d’autres mots, Démence et Bon sens. »