Guillaume Apollinaire : Calligrammes. Poèmes de la paix et de la guerre. 1913-1916

 
par Jean-Pierre Bobillot

Ne l’aura-t-on suffisamment attendue, voire réclamée, cette « nouvelle édition », à même de rendre justice enfin, et toute sa splendeur, à l’une des œuvres les plus marquantes, et les plus récurremment massacrées, de la poésie européenne du XXe siècle, au fil d’une histoire éditoriale de… près d’un siècle, justement1 ! Mépris et désinvolture conjugués, comme autant de symptômes d’un persistant déni de la poéticité du medium, largement partagé et volontiers agressif, visant en l’occurrence ce « lyrisme visuel » auquel Apollinaire résolut de donner toute sa place et toute sa valeur, et que Breton prétendit réduire, à l’instar de la ruptive lisualité des revues dada, à quelques dérisoires « artifices extérieurs » ou à une non moins dérisoire – ou d’autant plus coupable – « activité de jeu qui se donne toute licence »…
Grâces en soient rendues à Claude Debon, dont l’empathique et méticuleuse érudition apollinarienne – et en particulier, la très-belle et toujours indispensable « édition critique », incluant l’ensemble des avant-textes du recueil, qu’elle procura naguère2 – pouvait seule permettre qu’un éditeur, point toujours aussi regardant, s’approchât le plus précisément possible de ce qui apparaît aujourd’hui, le plus plausiblement, comme l’intention poétique singulièrement complexe et si simple à la fois qui, au plus vif des circonstances, trouva à s’y déployer.
Toute la nouveauté, relativement à ce que nous avons ici sous les yeux, résulte d’une décision de principe : « revenir à l’édition originale, parue au Mercure de France en 1918 […], la seule qu’Apollinaire ait pu contrôler. » Ce qui, rétrospectivement, pourrait sembler tellement évident et presque trop simple (aux yeux du profane) n’allait cependant pas de soi, et comportait certaines difficultés. Outre qu’en la persistante absence des dernières épreuves censément corrigées de sa main, « [r]ien ne permet d’assurer […] que toutes les instructions du poète, toujours très précises, aient été suivies » à l’impression, il y subsistait en effet maintes « fautes de texte » et des choix de « mise en page des calligrammes » non conformes à ceux qu’attestent, positivement, les épreuves conservées.
Restait l’épineuse question du format, résolument résolue : oubliés tant de volumes où, victimes d’une réduction drastique, de chétifs calligrammes le perdaient, ce « lyrisme visuel », et frôlaient de plus près l’illisibilité que ne le réclamait et le tolérait leur caractère, aussi invu que spécifique, de poèmes lisuels. Ou, hélas ! y compris chez le même éditeur, ces « Lettre-Océan » démembrés au point qu’il fallait tourner et la page et le livre3 pour s’en faire une vague idée… quand la grande figure de la page de droite – dont les cercles « autobus » et « gramophone » se chevauchaient en toute confusion – ne se retrouvait pas, sans vergogne, coupée en deux !
Fin du cauchemar, donc. Même si l’on peut, à l’inverse, céder à la nostalgie des plombs originels, maladresses comprises…




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Gallimard
224 p., 36,00 €
couverture

1. Voir mes chroniques de l’édition – la première, enfin ! – d’Et moi aussi je suis peintre que procura, il y a bientôt dix ans, Daniel Grojnowski, au Temps qu’il fait (Cahier Critique de Poésie n°13, 2007), et de celle, au format de poche, de Calligrammes, donnée plus récemment par Gérald Purnelle, dans la collection « GF » (L’Intranquille n° 6, Atelier de l’Agneau, 2014).

2. Calligrammes dans tous ses états, Calliopées, 2008. Elle y rappelle que l’idée de constituer un « Dossier de Calligrammes », sur le modèle du « Dossier d’Alcools » du regretté Michel Décaudin, remontait à l’époque où elle préparait sa thèse de doctorat : l’actuelle édition de Calligrammes – si elle a demandé près d’un siècle pour voir le jour – est aussi le fruit de toute une vie de recherches et de travail.

3. Mais pourquoi faut-il toujours le tourner pour « Voyage », qui figure pourtant bien en double page, à l’instar de « Lettre-Océan », dans l’originale (p.58-59), comme reproduit par Claude Debon, op.cit. p.107 ?