par Véronique Vassiliou
« la tête, le cœur et les mains »1 : la 3D au BMC
Oui, l’éducation muselle alors qu’elle devrait accompagner2. Une tiers-école – à l’instar d’un tiers- paysage – rendrait ce monde coloré, avec ses aspérités, ses monts et ses vaux. Le lissage est à combattre. Et c’est ce qu’avaient parfaitement compris John Andrew Rice et Theodore Dreier, à la fin de l’année 33, dans le contexte de la grande dépression des années 303. De circonstance, n’est-ce pas ?
Comment rendre compte d’une expérience ? « Vous voyez, c’est comme une sorte de combustion », écrit Charles Olson le 7 août 1951. Jean-Pierre Cometti et Éric Giraud ont réussi ce tour de force : dresser le relief d’une nébuleuse. Une sorte de nuage de concepts, à l’instar du poster d’Éric Giraud publié aux éditions Contre-mur, Name dropping.
Enfin une approche en français nous permettant de réfléchir sur ce que fut le Black Mountain College, cette expérience sinueuse, avec des amours, des conflits, des échecs.
L’expérience est un fait vécu ; elle a fondé l’enseignement délivré dans cet établissement tentant « […] d’œuvrer pour un monde et un esprit débarrassés des clivages et des fausses hiérarchies qui obscurcissent la vie individuelle et collective […] », s’inspirant du pragmatisme de Dewey.4
Les arts au centre de l’éducation, que dire de plus en ces temps troubles où l’on observe muet un lent déclin, un terrain en cours de dévastation, où l’on a réduit ce qu’on appelle culture à celle des haricots en conserve ? Alors que c’est un grand jardin, la création ; c’est fait de vivant, ça grandit, ça meurt, ça végète, ça réjouit, c’est peuplé ; c’est utile et inutile et ça appartient à tous.
De Kooning, Ben Shahn, Franz Kline, Robert Duncan, Charles Olson, John Cage et Merce Cunningham, Robert Creeley y enseignèrent. Rauschenberg y étudia.
La céramique, la danse, la musique, la peinture, la poésie, le do it yourself ouvraient les corps, les reliaient à des ailleurs5 désirés par quelques individus pour une communauté vivant dans un lieu hétérotopique, le Black Moutain College, en Caroline du Nord.
L’article d’Éric Giraud nous livre la donne factuelle en dix-huit chapitres limpides :
une école utopique – un lieu : Blue Ridge – une nouvelle administration – une forte dimension communautaire – éducation – étudiants et enseignants – un lieu isolé – deux incidents – expérience totale, proximité et promiscuité – John Rice, premier conflit – un deuxième lieu : Lake Eden – autosubsistance et production économique – deuxième conflit – processus de groupe – conflit et tentative de réorganisation – des instituts d’été – l’instabilité – dernière étape : Charles Olson.
Tout y est dit.
Jean-Pierre Cometti montre comment le BMC a essaimé dans l’avant-garde américaine avant et après la seconde guerre mondiale. Judith Delfiner éclaire Cage au regard du BMC : « il n’y a pas de reste de la vie. La vie est une. Ni commencement, ni milieu, ni fin. Le concept : commencement, milieu et sens vient d’une idée du soi qui se distingue de ce qu’elle considère être le reste de la vie. »6 où l’on regrette que ce ne soit pas la merveilleuse traduction de Vincent Barras – poète et musicien – publiée par Héros-Limite en 2003 qui ait été citée :
Où les silences, les points, la disposition spatiale participent du sens. Ce que Christian Tarting a parfaitement compris dans son texte dansant qui échappe au conformisme universitaire : « Se taire est un récit ».
Puis Éric Mangion s’attache aux White paintings de Rauschenberg – où le blanc rejoint le silence de Cage – conçues pour refléter et absorber « toutes les images susceptibles d’apparaître dans la pièce » et explique comment elles « incarnent la rencontre entre Rauschenberg et Cage ». Rachel Stella revient quant à elle sur la Black Moutain Review – dernier « habitacle » du Black Mountain College – dont une réédition serait la bienvenue, sous la houlette d’un Philippe Blanchon, par exemple, aux éditions de la Nerthe. Arnaud Labelle-Rojoux, enfin, aborde le Black Mountain en tant que « mythe à facettes » : « John Cage n’est pas prêt de disparaître de nos mémoires, mais il ne s’agit pas de transformer en histoire sainte ce qui fut d’abord de la vie. »7
En presque point final, il faut lire la très belle traduction de lettres de Charles Olson par Holly Dye et Éric Giraud et regarder les photographies8 qui rythment le volume, le tout permettant d’appréhender le BMC tout autant que les meilleures approches de ce volume.
Que reste-t-il alors du BMC ? : « Il reste qu’à chaque fois que se fait jour à nouveau la question d’une réintégration de l’art dans la vie, […] l’écho de BMC se laisse percevoir » nous dit Jean-Pierre Cometti.9
Charles Olson, à la tête du BMC, insistait sur l’importance de la porosité des pratiques artistiques. À l’heure généralisée de l’intermedia, puis du transmedia, puis de l’internet des objets, une fois de plus le poète, à défaut d’être un bon gestionnaire, aura été voyant : « En ce milieu de XXe siècle, l’accent – dans la peinture comme dans la théorie politique – est désormais placé sur ce qui se produit entre les choses, et non sur les choses en elles-mêmes. »10 On croit souvent réinventer la poudre, on ferait mieux de lire de la poésie.
Presses Universitaires de Rennes / cipM
« Arts contemporains »
192 p., 18,00 €
1. p. 11.
2. « Selon Buckminster Fuller, “l’école est une usine à produire l’ignorance”. Elle n’est pas faite pour développer l’intelligence, la connaissance et l’individualité mais seulement pour préparer les jeunes en gagnant leur vie. » (Joëlle Zask, p. 18), le plus médiocrement possible...
3. p. 10. Introduction de Jean-Pierre Cometti et Éric Giraud.
4. p. 9. Introduction de Jean-Pierre Cometti et Éric Giraud.
5. Cf. Le corps utopique, les hétérotopies. Michel Foucault, éditions Lignes.
6. John Cage, « Discours sur quelque chose », Silence : discours et écrits, trad. Fong M., Paris, Denoël, 2004, p. 86. Cité par Judith Delfiner p. 91.
7. p. 165.
8. Un tumblr complètera les photographies rassemblées dans ce volume